Le XXIe siècle sera-t-il religieux ?
Un important témoignage …
Par Claude-Eugène ANGLADE
La célèbre déclaration d’André Malraux à la fin de sa vie « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » a soulevé bien des problèmes et, au premier chef, celui de son authenticité ; et il est vrai que, dans une longue interview à « L’Express », André Malraux avait renié le mot « religieux », lui préférant celui de « spirituel ». Et pourtant, notre ami Brian Thompson l’affirme, c’est bien le terme de « religieux » que prononce André Malraux lors du premier entretien qu’il a avec lui, en 1972[1]. Et si, malheureusement, l’appareil enregistreur de Brian est tombé en panne, nul ne peut mettre en doute la parole de cet éminent universitaire américain.
Mais il y a un autre témoignage, écrit celui-là, à la disposition de tous : il s’agit des mémoires de Charles Morazé,(« Un historien engagé – Mémoires » de Charles Morazé – Préface de Marc Ferro – Fayard 2007). Ce personnage (1913-2003) me paraît bien oublié aujourd’hui, et pourtant Charles Morazé fut un intellectuel brillant, agrégé d’histoire (n° 1 de son concours devant Philippe Wolff), proche de « l’école des Annales » dont il fut un des architectes. Le jeune professeur d’histoire que je fus de 1954 à 1956 se souvient de la nouveauté de ces manuels (qui ne figurent pas sur les listes officielles …) signés Charles Morazé & Philippe Wolff ; ils tranchaient avec le classicisme de Malet-Isaac – au demeurant excellent – en mettant fort l’accent sur les phénomènes économiques et sociaux, sous-jacents de « l’événementiel ». Professeur à Polytechnique, « Sciences-Po », il occupa après la guerre des hautes fonctions à l’Unesco, fut membre du cabinet de Pierre Mendès-France sous la IVe… et de celui du Général de Gaulle sous la Ve, refusant à plusieurs reprises des portefeuilles ministériels. Auteur de nombreux ouvrages (dont « La France bourgeoise » – 1946 – « véritable classique » écrit Marc Ferro, et qui fut un livre culte de ma génération). En revanche, concernant sa vie et sa carrière, il a laissé un certain nombre de textes, souvent rédigés à la hâte, qui saisissent à vif, si j’ose dire, la réalité. Il ne voulut pas en faire une œuvre et interdit à sa « veuve » de les publier après sa mort, injonction qu’elle ne suivit pas, et que la « Quinzaine littéraire » (n° 952 ; 1-15 septembre 2007) jugea « un livre brouillon et médiocrement écrit ». Mais, pour les « Malruciens », l’ultime page (p. 419 et surtout p. 420) qu’il intitule « Examen de conscience » est capitale. Parvenu au 3e âge, il émet des doutes sur le sens de sa vie ; ce n’est pas toujours très clair, mais, manifestement, il regrette d’avoir trop sacrifié à l’histoire et aux sciences (cf « Les origines sacrées des sciences modernes » – Fayard 1980) car « l’humanité a moins besoin de science que de morale ». Et suit l’avant dernier paragraphe de ces « Mémoires ». « RÉSUMANT MIEUX QUE MOI DES TROUBLES DONT JE LUI FAISAIS PART, ANDRÉ MALRAUX DÉCLARAIT DU XXIe SIÈCLE QU’IL SERAIT RELIGIEUX OU NE SERAIT PAS… POUR DÉPASSER L’HISTOIRE, L’HOMME DEVRA SE VOUER À CE QUI LE SURPASSE : UNE PUISSANCE INVISIBLE DONT LES EXIGENCES TUTÉLAIRES CONTREDISENT LES SAVOIRS, LES HABILETÉS, LES INTRIGUES DE TEL OU TEL AUTRE, PRÉTENDANT S’ÉLEVER AINSI AU-DESSUS DE LA CONDITION HUMAINE ».
Nous avons, dans ce texte,la confirmation du mot « religieux » mais, plus encore … Car la phrase qui suit est, si j’ose l’écrire, « du Malraux » et éclaire le propos initial ; c’est bien à une religion que Malraux pense puisque l’homme du XXIe siècle sera dominé par une force mystérieuse (il n’y a pas ici « d’histoire sainte ») qui s’opposera « aux savoirs ». Pourquoi je rapproche ce concept d’une citation de Bergson dans « Les deux sources de la morale et de la religion » ? Parce que, pour le philosophe, la religion se dote d’une force préventive « contre ce qu’il pourrait y avoir de déprimant pour l’individu et de dissolvant pour la société dans l’exercice de l’intelligence ». Pourquoi Bergson[2] (cf note 2) dont il ne semble pas sûr que Malraux l’ait beaucoup lu ? Parce que ce philosophe a fortement influencé le Général de Gaulle « dans la mesure surtout où il m’a fait comprendre la philosophie de l’action » (entretien avec un journaliste – 1963). Dès les premières lignes des « Chênes qu’on abat », Malraux signale, dans le bureau du Général, à la Boisserie, « les œuvres complètes de Bergson, ami de sa famille ». Malraux a manifestement échangé avec le Général, et sans doute à plusieurs reprises, et sans doute fut-il le seul, sur des considérations d’ordre métaphysique, notamment sur la foi. « Il pense qu’à ma manière, j’ai la foi, et il m’advient de penser qu’à sa manière il ne l’a pas » (« Les chênes qu’on abat »). Au cours de ces entretiens, il n’est pas exclu que ces thèses de Bergson aient été évoquées et que, venant du Général, elles aient marqué l’esprit de Malraux.
Mais le XXIe siècle est bien entamé. Est-il en train de devenir religieux ? Certains ont pensé que Malraux visait la menace islamiste, mais elle était encore faible dans les années 1970. Malraux a une vision beaucoup plus large et il ne s’inscrit pas dans le cadre d’une religion, qu’elle soit du Livre ou pas. Comme les antilopes qui s’enfuient dans la brousse parce qu’elles perçoivent les prémisses d’une catastrophe naturelle que les humains ne ressentent pas encore, Malraux, visionnaire, medium, pressent qu’un grand danger menace l’humanité, mais bien sûr sans savoir lequel. En cette année 2022, y voyons-nous plus clair ? Risquons une hypothèse : depuis quelque temps, la menace climatique est de plus en plus pressante, et nous ne pouvons plus nier que les « dômes de chaleur », la sécheresse, les inondations n’ont aucun rapport avec elle …Et le gouvernement français, à l’orée d’un nouveau quinquennat, investit trois ministres, dont la « première », pour la « transition écologique ». Mais les principales puissances, au premier chef la Chine, mais aussi les USA, entre autres, restent de loin les principaux pollueurs. Et les pays, qu’on appelait jadis « sous-développés » s’indignent qu’on ne veuille pas les voir atteindre le niveau de vie, destructeur, que nous avons. Si les prévisions du GIEC sont exactes (et elles ont commencé à montrer leur bien-fondé) nous risquons, au milieu de ce siècle, une situation catastrophique que seules des mesures au niveau mondial pourraient en partie enrayer, non pas pour sauver la planète, qui en a vu et en verra bien d’autres, mais la présence sur terre de l’espèce humaine. Une chape de règlements, de précautions, de changement même d’économie et de mode de vie pourrait s’abattre sur l’humanité : Les infractions – j’allais écrire les péchés – seront sévèrement condamnées, encore Bergson, pour qui la religion est d’abord un auxiliaire de la police du maintien de l’ordre public. Après avoir prononcé le mot de « religieux », peut être que Malraux réalise qu’ « une puissance invisible aux exigences tutélaires » peut être efficace, mais au prix d’une inquisition que tout pouvoir totalitaire institue. Et c’est peut-être là pourquoi « L’agnostique absolu »[3] (cf note 3) corrige « religieux » en « spirituel », comme un peintre retouche le tableau qu’il exécute par un « remords ». Il n’empêche … L’intuition est là chez un des très grands esprits du XXe siècle. Et n’oublions pas que, dans l’Antiquité, les Grecs n’ont jamais méprisé les oracles sibyllins de la Pythie.
Claude-Eugène ANGLADE – mai 2022 –
[1] Dans le numéro 18 de « Présence d’André Malraux » (« Le Malraux farfelu ») – pp 333 à 339, en particulier p 336.
[2] Le journaliste et « normalien en philosophie » (sic) Emmanuel Kessler vient de publier (Éditions de l’Observatoire – Avril 2022) un « Bergson, notre contemporain » où il analyse avec beaucoup de finesse et de clarté l’œuvre et la vie du philosophe. Je dois à sa lecture d’avoir rafraîchi ma mémoire pour un penseur (1859-1941) beaucoup plus connu dans ma jeunesse que maintenant.
[3] « Malraux l’agnostique absolu ou la métamorphose comme loi du monde » de Claude Tannery – Gallimard 1985.