“Pour Gisèle Caumont” Conférence donnée par Jean-Claude Noël, à l’Institut national d’histoire de l’art en 2016.

Baudelaire et Théophile Gautier n’ont pas connu l’art roman. Ils avaient pourtant l’œil acéré, mais cet art a été longtemps dédaigné. Par mépris, le tympan d’Autun a été recouvert de plâtre – ce qui l’a probablement sauvé, par mégarde…

Et pourtant, les grands tympans romans, français pour la plupart, sont au cœur du trésor du Musée imaginaire d’André Malraux, à égalité avec Elephanta, Ellorâ, les grottes chinoises, les Gudea de Sumer et les tombeaux de Michel-Ange…

La grande sculpture romane n’est pas simplement un moment de l’évolution des formes, au sens où le sont la sculpture de Reims, ou la peinture de l’Angelico, elle est une naissance de Formes comme l’art de l’Acropole et la peinture toscane. 

Que s’est-il passé ? Un surgissement rapide et mystérieux. Après le triomphe du manuscrit enluminé « objet sacré entre tous parce qu’il porte la parole de Dieu, accompagnant dans son cercueil Charlemagne qui ne sait pas lire », brusquement au XIe siècle, les conditions changent : l’ordre féodal succède à l’anarchie, le siècle roman se dessine. 

L’enluminure était un art d’initiés qui ne pouvait pas toucher le peuple chrétien. La subite et incroyable éclosion romane s’opère. « Tout se passe comme si, converties soudain à leur propre religion, les masses chrétiennes découvraient le christianisme… Ici commence l’art du peuple fidèle. »

André Malraux traduit admirablement la naissance de cet art, son caractère unique, complexe, très émouvant. Par quel miracle, l’agnostique a-t-il pu pénétrer si intimement dans le secret d’une des plus hautes créations chrétiennes ? 

En tout cas, les pages de Malraux sur l’art roman, puis plus tard sur l’art gothique, sont parmi les plus belles qu’il n’ait jamais écrites. 

Pour nous ces tympans sont proches, accessibles dans les villes et les campagnes du Languedoc et de la Bourgogne. 

Parmi les œuvres immenses, lointaines, indéplaçables du Musée Imaginaire, les tympans nous invitent, avec les statues-colonnes de Chartres, à entrer dans le Trésor, et à écouter. 

Dressons rapidement la liste retenue (avec une part d’arbitraire) pour y revenir après…

Le premier pour la puissance et la chronologie, Moissac (photos 1 – 2 – 3), l’Apparition de l’Éternel, autour de 1100-1120

Autun, le Jugement dernier par Gislebert, autour de 1130-1140 (photos 4 – 5)

Vézelay, la Fondation de l’Église, autour de 1125-1130 (photos 6 – 7)

Beaulieu-sur-Dordogne, le Christ entouré d’anges et d’apôtres (la Parousie) (photo 8)

Sainte-Foy de Conques, le Jugement dernier, autour de 1130-1135 (photo 9)

À quelque distance, 

Carennac, le Christ en Majesté (photo 10),

Ripoll, Catalogne, le Christ en Majesté (photo 11),

et puis Chartres, cas singulier. La place considérable du portail royal dans l’art du monde est à la fois une conclusion du génie roman et par rapport à l’art chrétien, une ouverture du génie gothique, dans lequel il est aujourd’hui classé (photos 12 – 13)

D’autres tympans romans, en France et en Espagne auraient pu être cités. 

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Comment expliquer la résurgence de la sculpture, après le règne de l’enluminure ? 

Malraux commence ainsi sa présentation intitulée « Naissance du Génie Chrétien », du troisième volume du Musée imaginaire de la sculpture mondiale : « À la question : pourquoi le Maître de Moissac et Gislebert d’Autun ont-ils sculpté ainsi l’Apparition de l’Éternel et le Jugement dernier ?, on a répondu… parce que l’enluminure les leur suggérait et que l’architecture les leur imposait. »

S’agirait-il de la transposition pure et simple de l’enluminure aux dimensions d’un mur ? L’Apocalypse de Saint-Sever de la Bibliothèque nationale de France (photo 14) est probablement à l’origine du tympan de Moissac, mais — pour Malraux — elle n’en éclaire en rien le génie. La vision de saint Jean de Saint-Sever, comme les cartes postales d’Utrillo ou le « Magasin Pittoresque » du Douanier Rousseau, n’explique rien, ni le style, ni la composition, ni les formes. L’enluminure ne peut donner qu’une indication. Elle est, tout de même, importante. 

« On peut faire un haut relief d’une enluminure, on ne peut en faire une œuvre d’art. L’enluminure n’apporte pas aux sculpteurs des modèles d’expression ou d’illusionnisme, elle leur révèle un niveau d’élaboration, un monde de formes,  irréductible à celui de la sculpture préromane, et comme tout l’art du livre, un domaine de références. »

Le rapprochement entre le pilier célèbre de Souillac et le modèle de la Bible de Saint-Martial est éclairant (photo 15). « La grande sculpture romane a surgi soudain comme a surgi l’enluminure. » 

On a souvent trouvé un lien entre les reliefs intérieurs de Saint-Sernin à Toulouse et les grands tympans, selon Malraux, ce lien ne tient pas. Il le prouve à sa manière, en rendant des yeux au Christ en gloire de Saint-Sernin. (photo 16) Ces reliefs continuent l’art du livre, ils sont des orfèvreries, des ivoires agrandis. 

S’agit-il d’un chaînon entre la sculpture primitive et Moissac ? Malraux récuse cette idée au profit d’une élaboration carolingienne déployée dans la pierre, de motifs d’évangéliaires. Du portail des Orfèvres de Saint-Jacques de Compostelle à la porte Miégeville de Toulouse, dans leur style d’illustration, des figures semblent totalement étrangères au Roman. 

Enfin l’art ne passe pas des séraphins au tympan de Moissac — les accents barbares de la sculpture préromane, offrent un art souterrain, souvent extraordinaire surtout à Payerne en Suisse (photo 17),

« Les quatre grands prophètes portent sur leurs épaules les quatre évangélistes. », mais aussi à Saint-Benoît-sur-Loire et à Poitiers. « Mais cette sculpture préromane ne porte en elle ni Moissac, ni Vézelay, ni Autun, elle ne porte en elle que sa propre fin. » (photo 18)

Byzance et l’art roman des tympans

Depuis la première Vierge noire (photo 19),

le génie d’Occident poursuit une incarnation, on le voit en rapprochant les  anges d’Autun et les vieillards de Moissac, des anges et des seigneurs byzantins (photos 20 et 21).

Byzance a humanisé, par les ivoires, les personnages divins, à côté des mosaïques et des icônes surhumaines (photos 22 et 23). Mais aucun art byzantin n’a humanisé les hommes. Byzance n’a jamais été certaine que le Christ ait souffert comme un homme, enfermé dans un mystère symbolique. Elle ignore l’enfance du Christ, comme elle en ignore l’agonie.

Contre sa civilisation d’amour sans pitié, l’Occident a découvert l’innocence (photo 24). Les personnages farfelus des médaillons d’Autun entourent l’œuvre de majesté de Gislebert comme des génies familiers. 

Le menu peuple, le peuple chrétien tout court, investit Dieu comme le peuple fantastique de Vézelay, comme les vieux guerriers francs ont investi l’Éternel de Moissac. Si l’innocence d’Autun n’a rien de commun avec le sentimentalisme, c’est que la transcendance est suzeraine de son humilité (photos 25 et 26). 

La fresque était enfermée dans l’Église et, pour les scènes capitales, dans l’abside. Avec la prédication des tympans, le haut-relief échappe au sanctuaire :

Succédant aux fresques des absides, aux symboles fondamentaux plaqués sur la muraille comme des blasons de Dieu, les tympans, premiers tableaux cadrés d’Occident, faisaient aux fresques enfermées dans la nuit, un don royal : les ombres. Les volumes accordaient les figures de l’abside et du livre à la lumière changeante des heures, comme le fond d’or avait accordé le Pantocrator à l’éternité des ténèbres étoilées. 

Le Christ est sur la terre, invisible dans les saisons et les fleurs, dans les actes de chaque jour, dans le travail humain. La sculpture exprime cette nouvelle relation de l’homme et du monde — C ‘est pourquoi le Christ apparaît désormais aux portails, en abandonnant son royaume de nuit. Humain et sacré se confondent (photo 27). 

Nul sculpteur n’a sculpté un berger. Tous ont sculpté les bergers de Noël…

Conclusion sur quelques tympans

  1. Moissac par André Malraux 

(photo 28) « Les leudes de Moissac, barbets épiques, suivent les Vierges noires, comme une meute fidèle. Leur simple armure en retrouve la carapace qui plonge dans le temps. Leur tête populaire s’émerveillera de découvrir au ciel le visage de Marie sous les traits maternels des Majestés auvergnates… 

Dès leur naissance, ils sont les ennemis des empereurs d’ivoire, des Saint-Georges de marbre, semblables aux patriciens d’Orient. En figurant les Vieillards de l’Apocalypse par des vieux guerriers francs à peine plus réalistes que les Majestés elles-mêmes, les sculpteurs de Moissac entreprenaient l’incarnation du Christ dans la chrétienté, ce que Byzance eut sans doute jugé sacrilège, et ne conçut jamais. »

Au-delà de sa puissante architecture surnaturelle, l’immense génie du portail est de relier le Dieu aux hommes, par cette cour de vieillards, à la fois héraldiques et populaires. 

  1. Vézelay par André Malraux 

« Le tympan figure l’envoi des apôtres aux nations… Les prédicateurs évangélisent les pygmées, les hommes-chiens, ceux qui ont pour pieds des petits bancs, et ceux qui s’enveloppent la nuit dans leurs grandes oreilles…

Cette évangélisation des chimères ne prend pas place entre Moissac et Autun, mais au-dessus du bestiaire des cloîtres — dont elle est le chef-d’œuvre. »

« La sculpture à Vézelay symbolise le plus mal le génie roman. » Reste le chef-d’œuvre !

  1. Sainte-Foy de Conques par André Malraux 

Le Jugement dernier, 1130.

 Le style des sculptures du tympan est dominé par les influences de l’Auvergne, et plus légèrement, du Languedoc. 

Autrefois peint et doré, l’ensemble est admirablement composé, comme une grande miniature parfaitement équilibrée. A gauche, le bonheur paisible des élus. A droite, le bouillonnement d’une verve étonnante des tourments des élus. Au centre, le Christ juge, assis en majesté, noble et grave. 

Des traces de peinture subsistent sur les pierres. L’inscription de l’édifice dans le paysage montagneux est exceptionnelle. 

La présence toute proche de la statue de Sainte Foy et les nouveaux vitraux de Soulages, ajoutent au caractère sacré, dans la sérénité de l’ensemble. 

4. Beaulieu par André Malraux 

Dans la Lutte avec l’ange, paru en 1943, et beaucoup plus tard dans les Antimémoires, Malraux écrit sensiblement le même récit. 

« L’après-midi, j’avais vu à Beaulieu les affiches de la mobilisation. L’église de Beaulieu porte l’un des plus tympans romans, le seul où le sculpteur est figuré derrière les bras du Christ ouverts sur le monde, ceux du crucifix comme une ombre prophétique. Une averse tropicale avait noyé le village. Devant l’Eglise est une statue de la Vierge ; comme chaque année depuis cinq cents ans, pour fêter les vendanges, des vignerons avaient attaché à la main de l’enfant une des plus belles  grappes. Sur la place déserte, des affiches décollées commençaient à pendre ; les gouttes d’eau sur la grappe avaient glissé de raisin en raisin et étaient tombées à petit bruit, au milieu d’une flaque, l’une après l’autre, dans le silence. » (photo 29)

La Lutte avec l’Ange, p. 206 et Antimémoires, t. III, p. 219.

Dans la Métamorphose des Dieux, Malraux confronte le tympan de Beaulieu au Christ gothique de Chartres, postérieur de soixante-cinq ans. 

La scène gothique est désaccordée. Les scènes superposées chassent le Christ à la pointe de l’ogive. 

« Une vraie croix cachée par les linges des anges remplace la Croix grandioses et symbolique de Beaulieu. La représentation de l’humanité du Christ remplace l’expression de sa transcendance. » (photo 30)

Déjà à Chartres, le Christ du Portail royal ne supporte pas la comparaison avec aucun des grands Christs des tympans : Les Christs des tympans romans dominaient l’humanité qui les entourait — et pas seulement par leur taille — celui de Chartres ne domine pas ses préfigures, il se confond avec elles (photo 31). 

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À Moissac, à côté de l’Éternel et sous sa protection, règne un raisin fabuleux, le chasselas doré. Le Christ de Byzance et ses sculpteurs ignoraient les vignerons… contrairement aux sculpteurs d’Autun : Vigneron dans sa cuve du tympan d’Autun (photo 32).

Jean-Claude Noël

Nota : Sauf précision contraire, les citations d’André Malraux sont toutes extraites de ses écrits sur l’art : Les Voix du Silence, 1951 ; le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, 1952 -1954 ; la Métamorphose des Dieux : le Surnaturel, 1957.