Conférence donnée le 15 novembre 2005, dans la Salle Louis Liard de la Sorbonne
par Derek Allan de l’Université nationale d’Australie sur André Malraux.
André Malraux, l’art et le temps
Le Site Web des ‘Amitiés internationales André Malraux’ dit que l’association ‘se propose d’être un lien entre les femmes et les hommes pour qui l’œuvre d’André Malraux est une œuvre vivante, pas encore complètement reconnue malgré les apparences, et qui garde, dans plusieurs domaines, des choses à dire à notre époque’. C’est un projet admirable, à mon avis. Pour ma part, je n’ai aucun doute que l’œuvre de Malraux soit encore vivante, et qu’elle ait des choses très importantes à dire à notre époque. Et je constate, avec regret, que, dans les pays anglophones au moins, cette œuvre reçoit, assez souvent, beaucoup moins d’attention qu’elle ne mérite.
L’aspect de l’œuvre de Malraux que je voudrais aborder ce soir est sa théorie de l’art. Dans les pays anglophones, Malraux est connu principalement comme romancier – surtout pour La Condition Humaine – et sa pensée sur l’art est relativement moins familière. D’ailleurs, la philosophie de l’art dans les pays anglophones continue, en général, d’être plus ou moins dominée par l’école dite ‘analytique’ dont l’esprit est très différent de la pensée de Malraux, et qui ne tend pas à créer une atmosphère accueillante pour ses livres sur l’art. C’est une situation regrettable, à mon avis, et je crois que ce sont nous autres anglophones qui y perdons. J’espère pour ma part qu’un changement aura lieu très prochainement et que cet aspect de l’œuvre de Malraux va devenir progressivement mieux connu.
L’aspect de la théorie de l’art de Malraux dont je voudrais parler cet après-midi est sa conception de la relation entre l’art et le temps. Pour éviter des malentendus possibles, je devrais peut-être préciser immédiatement que je ne veux pas parler de la relation entre l’art et le temps dans telle ou telle oeuvre d’art en particulier – dans les romans de Proust, ou les peintures de Vermeer, par exemple. Ce sont, sans doute, des sujets tout à fait valables, mais la question que je voudrais traiter ce soir est plus large. Je voudrais examiner la réponse que donne Malraux à la question: Quelle est la relation entre l’art et le temps en général. En d’autres termes: Quelle est la nature temporelle de l’art ? Je ne pose pas cette question à la légère. Je la choisis exprès parce que la réponse que donne Malraux est, à mon avis, un des éléments les plus révolutionnaires et les plus révélateurs de sa théorie de l’art – une réponse qui nous montre à la fois l’originalité frappante de sa pensée, et la capacité de cette pensée d’offrir des solutions puissantes aux problèmes les plus importants et les plus difficiles dans le domaine de la théorie de l’art.
Je voudrais commencer par quelques réflexions d’ordre général sur la question de l’art et le temps. Il me semble que nous disposons, au fond, de deux moyens principaux de concevoir la nature temporelle de l’art. En premier lieu, il y a l’idée que l’art, ou du moins le chef d’œuvre, vit hors du temps – qu’il est ‘éternel’. Selon cette explication traditionnelle et bien connue, l’œuvre est essentiellement à l’abri des vicissitudes du temps. D’autres aspects de la vie, tels que les coutumes sociales, les croyances quant à la nature du monde physique ou des dieux, succombent tôt ou tard aux forces du temps et du changement, et s’engloutissent dans l’oubli – dans ce que Malraux appelle ‘le charnier des valeurs mortes’. L’art en revanche (dit-on) possède un pouvoir spécial de résistance. Il surmonte le transitoire pour accéder à une autre région où il connaît une existence hors du temps, une existence ‘éternelle’ – de sorte que Hamlet, ou les peintures de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine, par exemple, nous semblent encore ‘vivants’ aujourd’hui, tandis qu’une grande partie de ce que tenaient pour important ou admirable les hommes et les femmes du seizième siècle s’est glissé depuis longtemps dans le domaine des choses oubliées.
Par contre, il y a la tradition puissante provenant des penseurs comme Hegel et Taine, et poursuivie de façons diverses par la pensée marxiste et post-marxiste, qui nous dit que l’art, comme tout autre aspect de l’activité humaine, fait partie de l’expérience historique des hommes. Vu de cette manière, l’art n’est pas du tout à l’abri du temps. Il participe dans le monde du changement historique, soit comme reflet de ce changement, soit comme cause, ou même peut-être les deux à la fois. Ainsi compris, Hamlet et les peintures de Michel-Ange, se relient étroitement à un moment spécifique du temps historique : ils en portent les empreintes, et ils ont peut-être contribué à renforcer ou à affaiblir quelques-unes des forces sociales or idéologiques qui caractérisaient cette période de l’histoire humaine. Placer leurs qualités essentielles dans une région ‘éternelle’, séparée de l’histoire, serait, selon cette tradition, les méconnaître et en nier la vraie nature.
Les faiblesses de l’explication historique – pour commencer par cette possibilité – nous sont assez familières. En résumé, plus on insiste sur l’importance des liens entre l’œuvre d’art et un contexte historique spécifique, plus on trouve des difficultés à identifier une différence qualitative quelconque entre l’œuvre et n’importe quelle autre activité humaine – et à expliquer pourquoi la première, et pas la deuxième, serait capable d’échapper à ce contexte et de gagner l’admiration d’autres époques, souvent des siècles plus tard. On pourrait dire, par exemple, que Hamlet, et les innombrables petits traités religieux distribués dans l’Angleterre d’Elizabeth I, étaient des ‘produits’ du même contexte historique; mais ces derniers sont maintenant tout à fait oubliés, sauf par les spécialistes, alors que Hamlet continue à ‘vivre’ pour nous et continue à nous impressionner. Bref, l’histoire seule semble manquer quelque chose d’essentiel comme explication de la nature temporelle de l’art. Plus on y fait appel, plus on a du mal à trouver une base de distinction quelconque entre l’art et des objets ou des activités de n’importe quel autre genre.
Mais l’idée que l’art est ‘éternel’ pose des problèmes non moins sérieux. Il existe, bien sûr, certaines œuvres, comme les pièces de Shakespeare ou les fresques de Michel-Ange, qu’on a admirées plus ou moins sans interruption depuis des siècles, malgré les changements énormes de connaissances et de croyances qui ont eu lieu pendant cette période. Or, la catégorie de l’‘art’ aujourd’hui, comme Malraux nous le rappelle souvent, comprend un domaine beaucoup plus étendu que suggèrent ces exemples – situation qui est particulièrement évidente dans le cas des arts visuels. Nos musées d’art aujourd’hui contiennent des objets aussi variés que des masques cérémonials d’Afrique, des figurines précolombiennes, et des statues provenant des tombes égyptiennes. Pouvons-nous parler sérieusement d’éternité dans de tels cas? Les oeuvres de l’Afrique, du Mexique précolombien et de l’Egypte sont entrées dans nos musées d’art vers le début du vingtième siècle. Mais nous savons – même si nous avons tendance à l’oublier – que l’Occident a découvert ces cultures bien avant cette date, et que, pendant des siècles, comme Malraux nous le rappelle, on a considéré leurs œuvres comme des produits d’une maladresse méprisable ou de goûts barbares. En plus, même dans leurs contextes originels, de tels objets n’étaient pas, en règle générale, considérés comme de l’‘art’ dans un sens quelconque de ce mot qui ressemble à sa signification dans la culture occidentale d’aujourd’hui. Leur fonction – leur raison d’être – étaient en général religieuses: c’étaient des ‘figures d’ancêtres’ où se logeaient les esprits des disparus; des images sacrées des dieux; ou dans le cas de l’Egypte, le ‘double’ du pharaon auquel on faisait des offrandes pour l’aider dans l’Autre Monde. La transformation qui s’est produite pendant les siècles dans de tels cas – d’image sacré à l’origine, en passant par l’étape de l’idole méprisée à ‘l’œuvre d’art’ prisée de nos jours – semble très difficile à réconcilier avec l’idée d’‘éternité’ – c’est-à-dire avec l’immunité contre tout changement. Le temps et le changement semblent au contraire avoir joué un rôle très puissant, non seulement en fonction de l’importance attachée aux objets, mais aussi en fonction de la nature de cette importance. Il y a d’innombrables autres exemples de transformations pareilles et on n’a pas besoin d’aller jusqu’à l’Afrique, le Mexique précolombien, ou en Egypte Ancienne pour les trouver.
Ainsi, nous nous trouvons, semble-t-il, dans une impasse. L’idée que l’art est éternel paraît aussi invraisemblable que la notion selon laquelle l’art appartient essentiellement au temps historique – et nous sommes, apparemment, démuni de toute explication acceptable de la nature temporelle de l’art. Nous avons besoin, alors, d’une explication d’une toute autre nature qui nous donnera, entre autres, un moyen de comprendre les discontinuités et les transformations qu’on observe dans les exemples que nous venons d’examiner. C’est ici, précisément, où Malraux nous vient en aide. Il nous donne une explication de la nature temporelle de l’art qui, à mon avis, nous permet de nous sortir de cette impasse et qui nous permet de voir la nature temporelle de l’art dans une lumière entièrement nouvelle. J’aimerais maintenant dire quelques mots sur les aspects de cette explication qui me semblent les plus importants.
La théorie de l’art de Malraux commence à mes yeux, par une vision d’ordre métaphysique. Nous n’avons pas affaire ici à une théorie qui repose sur quelque notion traditionnelle de ‘beauté’ ou de ‘plaisir esthétique’, ni à une théorie qui nous offre un remaniement des idées familières de la représentation ou de l’expression, ni à une théorie qui repose sur des idées politiques et sociales comme plusieurs théories de l’art aujourd’hui. La théorie de l’art de Malraux puise sa source dans quelque chose de plus profond et de plus important – ce que Malraux lui-même appelle, dans son discours sur l’art dans La Tête d’Obsidienne, ‘l’émotion fondamentale qu’éprouve l’homme devant la vie, à commencer par la sienne’. La rencontre décisive de Malraux avec cette émotion remonte, à mon avis, à l’année 1934 quand il l’a éprouvée très vivement après l’expérience de la tempête qu’il décrit dans Le Temps du Mépris – expérience qu’il a nommée ‘le retour sur la terre’ et qu’il a décrite plusieurs fois ailleurs. Dans le sens où nous disons que la religion ou la philosophie peuvent donner ‘un sens à la vie’, l’émotion fondamentale dont parle Malraux est, dirais-je, pré-religieuse ou pré-philosophique. Comme dit Malraux, c’est une émotion étroitement liée aux questions fondamentales : ‘Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ?’ et ‘Pourquoi la vie a-t-elle pris cette forme?’ C’est l’impression insolite, que nous avons tous connue, je crois, de temps à autre, que ‘tout cela’ – y compris les choses les plus banales – n’a pas de raison d’être ainsi, ou même d’être du tout. C’est le sentiment étrange – mais primordial – que ‘tout cela’ ne fait pas partie de l’ordre des choses permanent et ‘naturel’, mais que ce n’est qu’une apparence éphémère et arbitraire où l’homme et toutes ces activités ne comptent pour rien. C’est une appréhension de l’homme comme quelque chose de fondamentalement précaire, suspendu entre la signification et le chaos – entre la présence et le néant.
Malraux lui-même dit que cette expérience et la révélation de cette émotion fondamentale ‘[ont] joué un grand rôle dans sa vie’, et comme je l’ai déjà dit, je crois que sa théorie de l’art – celle que nous trouvons dans Les Voix du Silence, par exemple – prend son point de départ dans cet épisode crucial. Mais quelle est la relation entre cette expérience et l’art? Quel lien existe-t-il entre l’art et ‘l’émotion fondamentale qu’éprouve l’homme devant la vie’? La réponse que nous donne Malraux est très simple – du moins en apparence. Il nous dit que l’art est l’un des moyens – pas le seul, mais l’un des moyens – par lequel l’homme se défend contre le sens primordial de précarité qu’il trouve au cœur de cette émotion. C’est un des moyens par lequel l’homme, suspendu entre la signification et le chaos, fait pencher la balance en faveur de la signification. Dans la phrase célèbre de Malraux, l’art est un des moyens par lequel l’homme ‘nie son néant’.
Comment cela se fait-il? Quelles armes l’artiste peut-il déployer contre le monde des apparences fugaces et chaotiques? Comment l’art nie-t-il le néant de l’homme ? La réponse que nous donne Malraux est, à mon avis, claire et sans équivoque.
L’artiste réagit par la création d’un autre monde ‘non d’un monde nécessairement surnaturel ou magnifié,’ explique Malraux, ‘mais d’un monde irréductible à celui du réel.’ Le monde du ‘réel’ dans ce contexte signifie le monde des apparences – le monde ‘donné’ de l’éphémère et de l’arbitraire dont nous venons de parler; et le monde de l’art est ‘irréductible’ à ce monde-là parce que c’est un monde unifié – c’est-à-dire un monde construit exclusivement d’éléments qui, par contraste avec ceux du monde des apparences, sont ainsi, et sont là, ‘pour une raison’. Donc, l’art, Malraux nous dit, crée un monde ‘réduit à l’échelle humaine’. Il ‘[arrache] les formes au monde que l’homme subit, pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne.’
Cette proposition est tout à fait révolutionnaire, et on commence à comprendre pourquoi elle est révolutionnaire si on la compare avec certaines idées familières de l’esthétique traditionnelle. Si l’on conçoit l’art en termes d’idées bien connues comme la mimésis, la représentation, ou l’expression, le phénomène désigné par des mots comme ‘la réalité’, ‘le monde’, ou parfois ‘la nature’, est conçu ordinairement comme un point de repère, ou un guide, auquel l’artiste doit rester fidèle s’il veut créer une vraie œuvre d’art – que cette fidélité s’exprime par le naturalisme d’un Chardin ou d’un Courbet, par exemple, ou même par le style tout à fait différent d’un Cézanne ou d’un Picasso. La thèse de Malraux constitue un défi radical à ce schéma. Loin d’être un point de repère, ou un guide, la réalité à laquelle l’art s’adresse, chez Malraux, est quelque chose contre lequel, il fournit une défense, et l’un des points clés de la théorie de l’art chez Malraux c’est son rejet constant et catégorique des idées traditionnelles que je viens d’évoquer, même si ce sont les artistes eux-mêmes qui les prônent. ‘Quoi que l’artiste en affirme,’ écrit Malraux, ‘il ne se soumet jamais au monde, et soumet toujours le monde à ce qu’il lui substitue’ – ce dernier étant, précisément, comme nous venons de constater, ‘un autre monde’, un monde ‘rival’, un monde dans lequel l’unité remplace le monde fugace des apparences. Donc, ‘les styles sont … des significations’, écrit Malraux,
Ici, je devrais peut-être interposer quelques mots très brefs sur l’idée d’unité dans le contexte de la théorie de l’art. Quelques penseurs, tels que Derrida, Barthes, Foucault, et Lyotard, ont mis en question l’importance de l’idée de l’unité dans l’œuvre d’art, et on pourrait peut-être se demander si les doutes que ces auteurs ont suscités dans ce contexte s’appliquent aussi à la théorie de l’art de Malraux. Je ne pense pas. Chez Derrida et les déconstructionistes, par exemple, les arguments reposent en grande partie sur des conceptions linguistiques: on a mis en question la notion que les mots ont des significations stables et définitives. Chez Barthes et Foucault, on a introduit la notion de ‘la mort de l’auteur’, qui nous prive, dit-on, de l’idée de ‘l’intention unifiante’ de l’auteur. Chez Lyotard, on trouve une mise en question de l’idée des ‘grands récits’, et par conséquent une attaque contre l’idée d’unité sur le terrain de la pensée historique et sociale. Je suis sûr que tous ces arguments vous sont très bien connus et je n’ai pas l’intention ce soir de les examiner ou de les évaluer. Je voudrais simplement souligner néanmoins que, chez Malraux, la notion d’unité, ou de cohérence n’a rien du tout à voir avec les perspectives que je viens d’évoquer. Pour Malraux, la notion d’unité ne se situe ni sur un plan linguistique, ni dans le contexte de l’intention de l’auteur, ni dans le contexte de l’histoire et sa signification. La notion d’unité, chez Malraux, se rapporte spécifiquement à un plan métaphysique dans le sens spécifique que j’ai exposé plus haut où il s’agissait de ce qu’il appelle ‘l’émotion fondamentale qu’éprouve l’homme devant la vie, à commencer par la sienne’. L’unité dont parle Malraux est une unité qui s’oppose au chaos des apparences – au sens fondamental de l’éphémère et de l’arbitraire – et cette idée nous conduit sur un plan très différent de celui évoqué par les auteurs que je viens de citer. Je ne veux pas m’attarder sur ce contraste qui est un peu à coté de mon sujet principal; mais la question de l’unité se trouve au cœur de plusieurs controverses dans le domaine de l’esthétique et de la théorie littéraire, et il me semblait nécessaire de distinguer la conception très nette et précise de Malraux dans ce domaine de certaines autres idées – souvent beaucoup moins claires – avec lesquelles on pourrait peut-être la confondre.
Mais, me voici bien avancé dans ma présentation et je n’ai rien dit encore sur la question spécifique de la relation entre l’art et le temps, ni sur l’explication que nous donne Malraux des discontinuités et des transformations dont j’ai parlé plus haut. Je vais remédier à cette situation très bientôt mais, avant de le faire, je devrais dire quelques mots, très rapidement, sur un autre sujet qui va nous aider à comprendre la pensée de Malraux dans ce domaine. Je veux dire la notion d’un Absolu chez Malraux.
Nous avons dit que l’art, selon Malraux, est une réponse au ‘chaos’ des apparences – au sentiment fondamental que ‘tout cela’ n’a pas de ‘raison’ d’être ainsi, n’a pas de raison d’être du tout. Nous avons dit aussi que l’art répond à cette émotion par la création d’un monde rival – un monde unifié, construit exclusivement d’éléments qui sont ainsi, et sont là, ‘pour une raison’. Mais l’art, nous dit Malraux, n’a pas été la seule réponse humaine à ce sentiment fondamental. L’homme y a répondu aussi par une série d’Absolus – c’est-à-dire par des systèmes de croyances, tels que les grandes religions du passé, qui donnent une explication des choses – des croyances qui ne visent pas, elles, à créer un monde rival, mais qui écartent le voile des apparences et saisissent ‘la nature réelle des choses’ – la Vérité, les raisons cachées pour lesquelles les choses sont là, et sont ainsi. Ces raisons, bien entendu, ont beaucoup varié. Le Chrétien dit que le monde existe, et qu’il est ainsi, parce que c’est la Création de Dieu. Ceux qui croient à un absolu non religieux, tel que l’idée de la perfectibilité ultime de l’homme, trouveraient l’explication peut-être dans l’épanouissement inévitable d’un idéal historique. Le contenu spécifique des réponses n’est pas important ici. Ce qui est crucial c’est qu’une fois l’explication a été formulée (et bien sûr, acceptée), l’existence en général, y compris l’existence de l’homme, est rendue ‘naturelle’ dans le sens où elle est là, et qu’elle est ainsi, pour une raison. Le chaos des apparences, et le vide de signification qu’il implique, sont vaincus. Le monde est de la seule façon qu’il puisse être – la façon qu’on ‘voulait’ qu’il soit, et l’homme y est ‘chez lui’, même si, comme enseignaient le Christianisme et bien d’autres religions, ce ‘chez soi’ n’est que temporaire et même s’il est visité parfois par des forces malveillantes.
Cette analyse éclaire la nature temporelle de l’art par moyen d’un contraste. Un Absolu, nous l’avons dit, donne des explications. Mais l’art ne dit rien sur ‘la nature réelle des choses’ – la Vérité cachée sous le voile des apparences. L’art, comme nous venons de voir, crée un autre monde mais, toujours agnostique, il ne parle que de cet autre monde, laissant la ‘nature des choses’ toujours inconnue et inconnaissable. Donc, bien que l’art soit ‘unité au regard du chaos et de la vie,’ comme l’écrit Malraux, il ne vise pas, comme une religion ou un absolu profane, à l’affirmation de l’unité de toutes choses. Il fait du monde une unité, mais n’affirme pas qu’il n’ y ait qu’un seul monde – un monde créé une fois pour toutes. Ainsi, quoique les mondes créés par l’art soient cohérents, par leur nature même ils ne sont jamais fixes – jamais définitifs. Comme dit Malraux, ils sont des mondes ‘nés à la métamorphose.’ Loin d’être à l’abri du changement, l’art vit, et a son être dans un monde de changement – avec toute l’imprévisibilité et toute la vulnérabilité aux circonstances que cela implique.
Tout cela est très abstrait, et j’essaierai d’être un peu plus terre à terre. Nous avons tous, j’en suis sûr, rencontré l’idée familière que l’œuvre d’art – une tragédie de Shakespeare par exemple – se prête à une diversité d’interprétations, et que chaque période successive d’histoire tend à y trouver des significations différentes, et peut-être à lui accorder un degré d’importance différent. Est-ce cela tout ce que Malraux nous dit quand il affirme que l’œuvre d’art est ‘née à la métamorphose’? La réponse, à mon avis, est non. La similarité entre cette idée et l’explication que nous propose Malraux n’est que superficielle. En soi, cette idée familière ne nous dit rien de spécifique sur la nature temporelle de l’art. Elle serait parfaitement compatible, par exemple, avec la conclusion, qui est tout à fait contraire à la position de Malraux, selon laquelle l’œuvre d’art est quelque chose dont la nature a été fixée une fois pour toutes – parce qu’on pourrait tout simplement présumer que les interprétations différentes auxquelles se prête une œuvre soient celles dont on l’a dotée à l’origine – c’est-à-dire la série spécifique et fixe de significations que l’artiste, consciemment ou pas, lui a donnée au moment de sa création. Malraux, en revanche, ne se contente pas de cette attitude équivoque. Il maintient, comme conséquence directe des idées fondamentales que nous avons examinées, que l’œuvre d’art est quelque chose qui, par sa nature même, n’est jamais fixe, qui est toujours au contraire en état de changement, et dont les possibilités de significations ne sont jamais prédéterminées. Bien que toujours ‘unité au regard du chaos et de la vie,’ l’œuvre est un domaine de signification qui est, intrinsèquement, en état constant de changement imprévisible.
Ainsi, la signification de l’œuvre au moment de sa naissance n’est plus que cela – sa signification originaire – et c’est une signification qui disparaîtra inévitablement, que l’artiste le sache ou pas, pour être remplacée par d’autres. Le moment de la création d’une œuvre, quel que soit l’effet qu’elle produit alors (effet qui pourrait même ne pas être comme œuvre d’art, comme nous avons constaté) n’est qu’un point de départ d’où elle commence un voyage de métamorphose. Sa nature, comme écrit Malraux dans La Psychologie de l’Art, est précisément celle d’une aventure lancée sur les mers inconnues de l’avenir humain : comme aventure, elle n’est pas à l’abri du temps et des circonstances (comme l’exigerait la notion d’éternité) et il y aura peut-être des périodes où elle tombe dans l’obscurité, pour des siècles, même des millénaires. Mais en tant qu’aventure, elle est riche de possibilités: contraire à l’objet purement historique, elle peut ‘renaître’, bien qu’ avec une signification tout à fait différente de celle qu’elle possédait à l’origine.
Cette explication nous permet immédiatement de comprendre les aspects troublants de la relation entre l’art et le temps qu nous avons examinés plus haut. Une œuvre peut commencer sa vie comme, par exemple, un objet sacré dans un contexte religieux spécifique – le ‘double’ du pharaon peut-être, placé dans sa chapelle mortuaire pour recevoir les offrandes de ses sujets. Comme telle, elle crée, assurément, un ‘autre monde’, comme l’affirme Malraux, mais c’est ici un autre monde du sacré, pas un autre monde de ‘l’art’ : un monde qui exige la vénération, non pas l’admiration. Plus tard, quand les croyances auxquelles cette signification était liée sont disparues, l’œuvre pourrait bien tomber dans l’obscurité, comme les œuvres de l’Egypte le firent en effet pendant presque deux millénaires, ou comme les œuvres de Byzance après Giotto, ou comme Giotto lui-même pendant presque trois siècles après Léonard et Raphaël. Dans de telles circonstances, c’est comme si l’œuvre demeure, pendant un certain temps dans les limbes, et suscite au mieux de l’indifférence, au pire du mépris. Mais à la différence de l’objet purement historique, elle peut connaître une résurrection; et elle revient à la vie si, et quand, avec le passage du temps et sa propre capacité de métamorphose, elle peut renaître, encore comme ‘monde cohérent’ qui s’oppose au chaos des apparences, mais avec une signification tout à fait différente de celle qu’elle possédait auparavant. Ainsi, les œuvres de l’Egypte, de Byzance, et de Giotto ont cessé d’être des images sacrées, créées pour des tombes, des basiliques, et des chapelles, et sont devenues, après des périodes d’oubli, des ‘œuvres d’art’ dans le sens que possède cette phrase aujourd’hui. Bien entendu, cette explication nous révèle très peu sur la nature spécifique de chacune de ces métamorphoses – et Malraux nous dit beaucoup à ce sujet que je n’ai pas le temps d’examiner ce soir. Néanmoins, il s’agit d’une explication qui nous révèle la nature générale du processus en question – la capacité de l’œuvre d’art, en tant que monde cohérent, mais pas fixe, d’acquérir des significations différentes (ou, le cas échéant, de n’en acquérir aucune) à des époques différentes, et de le faire non pas simplement en conséquence de forces externes (parce que la métamorphose n’est pas ‘un accident’, écrit Malraux) mais à cause de sa propre nature intrinsèque. Ainsi, le destin de toute œuvre de génie, affirme Malraux, est inséparable d’un dialogue – bien que parfois un dialogue de sourds – entre le présent humain toujours changeant et la signification de l’œuvre qui, elle aussi, est en état de changement constant. Donc, ‘nous avons appris,’ écrit Malraux,
Un de ces dialogues qui nous est très familier est celui qui a produit la résurrection des œuvres de la Grèce et de Rome pendant la Renaissance; et l’explication de cet événement qu’implique la conception de la nature temporelle de l’art que nous venons d’examiner nous permet de le voir dans une lumière très différente de celle que nous donnent les explications traditionnelles. Beaucoup d’écrivains et d’historiens d’art ont créé l’impression que la découverte des sculptures de l’Antiquité a mené les artistes, peu à peu, à remplacer la soi-disant ‘raideur’ de Byzance par le style dit ‘naturaliste’ qu’on associe à la Renaissance. Cette explication repose sur ce que Malraux appelle ‘un monologue’ – l’idée selon laquelle chaque style est la conséquence de ‘l’influence’ de certaines œuvres précédentes. L’interprétation que nous propose Malraux est presque l’inverse. Pendant mille ans, après la chute de Rome, dit-il, les œuvres de l’Antiquité (dont beaucoup n’avaient pas besoin d’être ‘découvertes’ puisqu’elles restaient toujours en pleine vue) avaient parlé d’un monde profane que la Byzance et l’Europe Romane avaient rejeté résolument. Ces œuvres sont redevenues importantes, affirme Malraux, à partir du moment où elles ont commencé à faire partie d’un dialogue – c’est-à-dire, dès que le processus de métamorphose à laquelle elles étaient soumises, et les formes émergeantes du monde de la Renaissance dans lequel la religion chrétienne avait commencé son déclin graduel, les ont rendues intelligibles, quoiqu’elles parlaient un langage tout à fait différent de celui qu’elles parlaient auparavant. Donc, écrit Malraux, ‘La Renaissance n’a pas apporté seulement un nouvel art des vivants, mais encore un nouvel art des morts.’ Ou, en des termes plus frappants : ‘Ce n’est pas l’Antiquité qui a fait la Renaissance, mais la Renaissance qui a fait l’Antiquité.
L’exemple le plus dramatique d’un tel dialogue s’est produit, bien entendu, dans le monde moderne où nous avons vu la résurrection, comme ‘œuvres d’art’, d’objets venant des quatre coins du monde et des profondeurs de l’histoire et de la préhistoire, originaires très souvent de cultures, comme celle de la Byzance, dans laquelle l’idée même de l’art était inconnue. La signification de cet événement sans précédent, et la nature de la crise culturelle qui l’a précipité, sont examinées avec soin, comme vous le savez bien, dans Les Voix du Silence et dans le dernier volume de La Métamorphose des Dieux; et je ne tenterai pas ce soir de rendre justice aux analyses fascinantes – et trop souvent sous-estimées – que Malraux nous propose de ces questions. Néanmoins, le point clé, encore, c’est qu’il conçoit l’événement en termes de dialogue et de métamorphose – et que, à ses yeux, le processus mène cette fois-ci à ce qu’il n’hésite pas à appeler ‘notre Renaissance moderne ’ , tout en étant très conscient, bien sur, que l’étendue de nos résurrections modernes est beaucoup plus vaste que celles de la Renaissance elle-même.
Je suis très conscient de l’insuffisance de l’analyse que je vous propose. Les idées que j’ai examinées pourraient nous mener à beaucoup d’autres que je n’ai pas le temps d’aborder, et la théorie de l’art de Malraux est, comme vous savez sans doute mieux que moi, beaucoup plus riche que il ne paraît dans mon exposé très limité. J’espère, tout de même, avoir montré que Malraux nous donne une explication de la relation entre l’art et le temps qui mérite un examen très sérieux. Premièrement, comme j’ai tenté de le démontrer, c’est une explication cohérente – explication dans laquelle tous les éléments font partie intégrante de sa vision fondamentale. En plus, c’est une explication qui nous révèle quelque chose d’important pour notre compréhension de l’art – une explication qui rend intelligible enfin les discontinuités et les transformations sur lesquelles j’ai attiré votre attention au début de ma communication, qui jouent un si grand rôle dans l’histoire de l’art. Finalement, et le plus admirablement peut-être, c’est une explication qui nous donne un aperçu précieux de l’importance humaine de l’art. J’ai cité plus haut l’affirmation de Malraux selon laquelle l’art est un des moyens par lequel l’homme ‘nie son néant’. Il y a quelques critiques qui ont tendance à ne voir dans cette phrase qu’une tentative de mystification; mais Malraux, comme j’ai essayé de le montrer, entend cette idée dans un sens très précis : il trouve dans l’art, comme nous l’avons vu, une défense contre le sens primordial de l’éphémère et de l’arbitraire qui est au cœur de ‘l’émotion fondamentale qu’éprouve l’homme devant la vie’. Mais, si l’art affirme la présence de l’homme face à ce sens d’un néant menaçant, Malraux nous rappelle néanmoins que cette victoire n’est remportée qu’au prix d’une métamorphose. L’art ne vit pas d’une vie éternelle, à l’abri du temps et de la circonstance. Il ne survit pas par ce qu’il rend imperméable au temps et par ce qu’il nous transmet intact à travers les siècles. L’art survit par un processus de transformation profonde qui, parfois, peut ensevelir une œuvre, ou même un style entier, dans des siècles d’oubli. Mais ces voix du silence ne sont jamais étouffées définitivement. Leur capacité de métamorphose implique toujours la possibilité de résurrection. La vraie œuvre d’art n’est pas un simple produit de l’histoire qui se perd irrémédiablement dans le ‘charnier de valeurs mortes’. Le moment et la forme de sa résurrection sont toujours imprévisibles, mais l’œuvre participe néanmoins dans ‘un invincible dialogue’. L’œuvre d’art n’est pas une création éternelle – même si son créateur s’appelle Shakespeare ou Michel-Ange. Mais sa capacité de résurrection n’en implique pas moins une victoire de l’homme sur le temps. Et comme l’écrit Malraux dans des propos superbes qu’on trouve vers la fin des Voix du Silence, ‘il est beau que l’animal qui sait qu’il va mourir, arrache à l’ironie des nébuleuses le chant des constellations, et qu’il le lance au hasard des siècles, auxquels il imposera des paroles inconnues.’