Moncef Khemiri
André Malraux et Démétrios Galanis
Présence d’André Malraux, n° 2, hiver 2001-2002, p. 21-30.
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Moncef Khemiri, auteur du récent André Malraux écrivain d’art (1), s’intéresse aux
rapports entre Malraux et le premier des peintres à qui l’écrivain consacra un article :
Démétrios Galanis. Bâtie sur une profonde et fidèle amitié, la relation entre les deux
hommes s’est prolongée dans le partenariat éditorial; elle a surtout permis au jeune
Malraux de se faire critique d’art et d’affirmer certains des principes fondamentaux de
sa conception de la création artistique sur lesquels continuent de se fonder ses écrits
sur l’art d’après-guerre.
La fréquentation par le jeune Malraux des milieux littéraires et artistiques dans les
années vingt et ses dialogues avec les poètes et les peintres ont beaucoup compté dans
sa formation littéraire et esthétique. Il avait besoin, lui qui est un autodidacte de l’art
comme l’illustre Elie Faure, afin de se familiariser avec la création littéraire et artistique
de son temps, de connaître les maîtres de l’art moderne et de discuter avec eux. Et c’est
ainsi que ce jeune homme sans appui, riche de son ardente intelligence et d’une culture
foisonnante, réussit en ces années vingt à s’insérer dans «ce petit univers qui, de la place
du Tertre à la rue Campagne première, produit à peu près tout ce qui s’écrit, se peint et
se compose dans Paris», comme le note si bien Lacouture dans sa biographie André
Malraux. Une vie dans le siècle.
Les poètes et les peintres, le jeune Malraux allait à leur rencontre, vers les années
1918-1920, en venant de Bondy à Montmartre, quartier pour lequel il avait un
attachement particulier, parce que d’une part, il y était né, exactement au 53 rue
Damrémont en 1901, et d’autre part parce que ses parents s’y étaient mariés en 1900.
D’ailleurs dans Le Miroir des limbes, le narrateur, évoquant un dîner au restaurant à
Montmartre avec Max Jacob, voit surgir dans sa mémoire le souvenir de ses parents :
«Derrière nous […] le Sacré-Coeur. Et la petite église Saint-Pierre de Montmartre, où se
sont mariés mes parents…»
Parmi les premiers artistes qu’il a connus à cette époque, vient en tête le peintre et
graveur Démétrios Galanis. Tous les critiques qui se sont penchés sur la jeunesse
littéraire de Malraux et sur sa formation esthétique – notamment André Vandegans,
Walter Langlois, Pascal Sabourin, Jean Lacouture ou Curtis Cate – ont souligné
l’importance de cette première amitié artistique dans la vie et l’oeuvre de l’auteur. Cette
amitié a été pour le jeune Malraux puissamment fondatrice et inaugurale. Grâce à
Galanis qui était en relation avec de nombreux autres peintres et poètes, Malraux va
s’insérer plus facilement dans le milieu artistique parisien. Ensuite son amitié avec
Galanis, fondée sur l’estime et la communion dans l’art, annonce un type de relations
avec les artistes modernes que Malraux cultivera toute sa vie, notamment avec
Alexeieff, Braque, Masson, Fautrier, Rouault ou Picasso. Elle a aussi projeté l’auteur
dans le domaine de la critique d’art puisqu’il écrira son premier article de critique d’art
sur Galanis, à la demande de celui-ci. Elle lui a donné ainsi l’occasion de mettre en
forme sa conception de l’art et son approche comparative de l’art et lui a enfin fait aimer
le livre d’art, ou plus exactement le livre illustré dans l’édition duquel il tentera lui-même
de s’illustrer.
1-Moncef Khemiri, André Malraux, écrivain d’art, préface de l’Henri Godard, Tunis, Publication de la Faculté des lettres – Manouba, 2000, (coll. «Lettres», n° 42).
1. Circonstances
Démétrios Galanis, ce peintre et graveur d’origine grecque fut pour lui «un véritable ami» écrit Vandegans dans La jeunesse littéraire d’André Malraux. «Né à Athènes en 1882, de dix-neuf ans l’aîné de Malraux, [il] vint à Paris vers 1900 et entra à l’école des Beaux-Arts
où il ne s’attarda guère. Il exposa aux salons d’automne, aux Humoristes et aux Indépendants. Son oeuvre peint n’est pas très abondant (La Fenêtre Ouverte, La Pinède, Route de Cassis à la Ciotat, Effet de neige à Montmartre, etc.),
mais Galanis orna un grand nombre de livres, et c’est comme illustrateur qu’il atteignit
la réputation», note encore le critique. Il avait illustré Jammes, Nerval, Gabory, de
Rojas. Galanis avait également un grand talent de caricaturiste.
C’est probablement à travers ces journaux que le jeune Malraux qui était un
chineur passionné avait découvert l’oeuvre de Galanis. Le jeune homme a dû beaucoup
apprécier les toiles et les gravures de cet artiste car, vers la fin de la guerre, mû par un
profond enthousiasme, il court chez le peintre pour lui exprimer son admiration. Walter
Langlois a évoqué les circonstances dans lesquelles l’auteur est entré en contact avec
Galanis. Il écrit notamment :
« Le peintre franco-grec Galanis a été l’un des tout premiers enthousiasmes artistiques de Malraux. Comme le rappelle Madame Galanis, c’est peu après la fin de la guerre que se présenta à son modeste appartement de Montmartre un jeune homme éloquent qui demandait à voir son mari. Celui-ci n’étant pas encore démobilisé, Madame Galanis invita le jeune homme, qui se présenta à elle sous le nom d’André Malraux, à entrer et à discuter avec elle. Elle écouta avec intérêt le jeune homme exposant dans un déluge verbal ses théories esthétiques et son admiration pour les peintures et les gravures de Galanis (dont il possédait apparemment un certain nombre). Ce premier contact se transforma en une chaleureuse amitié après le retour de Galanis à Paris. »
Malraux allait souvent voir Galanis dans son appartement ou dans son atelier de la rue Cortot. En 1922, après son retour du long voyage qui l’a conduit un peu partout en
Europe, Malraux, marié, allait en compagnie de sa femme Clara, retrouver Galanis.
Dans ses mémoires, celle-ci rapporte : «Parfois nous montions jusqu’à la rue Cortot où
habitait Galanis, graveur et peintre, mais surtout graveur. L’atelier donnait sur un jardin;
je crois qu’Utrillo, Utter et Valadon habitèrent un temps ce même immeuble. J’aimais la
netteté du trait gravé de Galanis et la sensualité sans vulgarité dont il marquait ses
sujets, instruments de musique, fruits ou paysages, mais je m’étonnai quand j’entendis
mon compagnon affirmer – en 1922 ou 1923 – que l’année suivante serait l’année
Galanis. Plus juste me sembla cette constatation : «Il est un des rares peintres
intelligents.» «Cultivé aussi. Liseur et musicien.»
Cette amitié avec Galanis a ouvert à Malraux d’immenses horizons, car c’est
probablement par l’intermédiaire de cet artiste qu’il a dû faire la connaissance de Picasso
et de Derain, mais aussi de Reverdy et de Marcel Arland qui étaient tous les amis de ce
peintre-graveur. Dans l’un de ses écrits autobiographiques, Marcel Arland, qui était lui
aussi un grand amateur d’art, se rappelle avoir rencontré pour la première fois le jeune
Malraux chez Galanis vers 1919. En compagnie de Galanis et de Marcel Arland, il
arrivait à Malraux de déambuler le soir dans les quartiers de Montmartre. L’un des rares
souvenirs personnels qu’il ait évoqués à propos de ces équipées nocturnes, se trouve
dans son article «Les Illustrations de Galanis». Voici ce qu’il y écrit :
«Je me souviens qu’un soir de 1920, un de ces soirs où les démons sauvages de la poésie habitaient encore le vieux Montmartre provincial et où une ivresse légère et volontaire libérait chez quelques hommes qui semblaient vouloir l’oublier un monde d’histoires incomparables, le hasard du désoeuvrement nous conduisit – dix peut-être – chez un peintre [Elie Lascaux] qui habitait en face du Sacré-Coeur une immense bâtisse de planches, aujourd’hui disparue, qui s’appelait Panorama, parce qu’un Christ décoloré y souffrait la passion au centre de 200 mètres de toiles. »
Suite à un incident qui les avait profondément troublés, Malraux et ses amis quittent l’atelier d’Elie Lascaux et vont finir leur soirée chez Galanis : «Nous partîmes poursuivis par cette image de Breughel, à la fois poignante et burlesque, et Galanis nous conduisit chez lui. Là dans cette pièce où Léon Bloy avait lutté contre sa longue misère, où rôdaient encore des échos de la tragédie d’Utrillo, où semblait s’être établie depuis des années et des années cette fantaisie tragique dont André Salmon a fait une poésie, dans cette pièce où l’ombre déformée de nos mains évoquait le geste des aveugles de tout à l’heure Galanis ouvrit le petit harmonium qu’il a construit et décoré lui-même, s’assit et joua. Tous, nous dressâmes l’oreille : c’était du Bach.»
Dans cet épisode, le rôle de Galanis est décisif, salutaire : c’est lui qui invite les jeunes gens troublés par le spectacle des aveugles à l’accompagner chez lui, et c’est lui qui apaise leurs craintes en jouant de la musique. Les jeunes gens se trouvent ainsi délivrés grâce à la musique jouée par Galanis de la vision tragique des aveugles tâtonnant dans la nuit, vision qui les avait si profondément bouleversés qu’elle semble avoir imprégné jusqu’à l’ombre de
leurs gestes. Elle libère en particulier le narrateur de ses sombres pensées concernant le
destin tragique de Léon Bloy et de Maurice Utrillo, et lui révèle déjà que l’art est
antidestin. Galanis s’associe dès lors dans l’esprit du jeune Malraux à la sérénité
conquise par l’art et plus précisément par la musique. A propos de l’oeuvre gravée de
l’artiste, où figurent «tuyaux d’orgue, rebecs, flûtes et hautbois», Malraux songera à ce
qu’un vieil iranien a dit à Marco Polo dans un conte d’Alexandre Arnoux : «Il n’est au
monde hormis la considération de la mort, que la musique….»
La grande estime où Galanis tenait le jeune Malraux n’allait pas tarder à se
manifester. En 1922, quand la Galerie de la Licorne offre à Galanis l’opportunité de
présenter ses peintures, l’artiste n’hésita pas à demander à son jeune ami de préfacer le
catalogue de cette exposition. Cette demande est la preuve indéniable de l’immense
confiance que Galanis avait dans le génie de son admirateur. Grâce à cette préface que
lui a commandée son ami, Malraux entame une carrière de critique d’art que viendront
confirmer les articles qu’il écrira plus tard sur Charles Clément, Sémirani, Jean Fautrier
ou Georges Rouault.
Après son retour d’Indochine en 1926, Malraux qui se lance dans l’édition de luxe
en créant sa propre maison d’édition «A la Sphère», (dont le nom aurait été
probablement inspiré à l’auteur par «le globe de navigateur qui était l’un des motifs
d’illustration de Galanis», note Langlois), a fait appel à son ami pour illustrer deux des
trois volumes qu’il a publiés : ce sont Rien que la terre de Paul Morand, et Polyphème
de l’écrivain symboliste Albert Samain, qui paraissent tous deux avec des cuivres de
Galanis. Après une rapide réorganisation, Malraux, qui était entré en conflit avec le
libraire Kra, relance sa maison d’édition sous le nom prestigieux de «Aux Aldes». Des
dix volumes qu’a publiés Malraux entre 1926 et 1928, deux titres ont été illustrés par
Galanis : ce sont Odes de Paul Valéry et Le Roi Candole de Gide. Quand après la crise
de 1929, «Aux Aldes» fait faillite, Malraux qui a rejoint la maison Gallimard en tant
que directeur artistique, continue à passer des commandes à Galanis. Celui-ci est chargé
en 1930 d’illustrer Les Nourritures terrestres de Gide.
C’est pendant cette période que Malraux consacre à l’oeuvre gravée de Galanis un
long article qui paraît le 1er Avril 1928 dans les colonnes de la revue Arts et métiers
graphiques sous le titre «A propos des illustrations de Galanis». Cet article, comme le
signale André Vandegans, était sans doute conçu comme une partie d’une plus vaste
étude que Malraux envisageait de consacrer aux graveurs français nouveaux comme
cela est annoncé le 28 septembre 1929 dans les colonnes des Nouvelles littéraires.
Et, trois ans plus tard, cet article sera reproduit par Edouard Joseph dans le Dictionnaire
biographique des artistes contemporains, sa préface mise à jour sur le plan
iconographique.
En 1949, pour témoigner à Galanis sa compassion et sa sympathie à la suite du
décès de son fils Jean-Sébastien Galanis, mort en 1940 dans le naufrage du Lisieux,
Malraux écrit un bref hommage au défunt, qui sera publié – avec des textes de Paul
Valéry, de Marcel Arland, de Max Jacob et de Jean Cocteau pour ne citer que ceux-là –
par Daragnès dans une plaquette intitulée Tombeau de Galanis, Disparu en mer pour la
France. Dans son texte, Malraux rend un hommage au père et au fils; du premier, il
célèbre l’art, et du second il exalte le sacrifice : «Comme le visage de L’Enfant au
cheval mécanique, si souvent dessiné par Galanis, était devenu pour nous tous
inséparable de son art, Jean est maintenant inséparable de tous ceux dont le murmure
fraternellement mêlé de tués et de survivants maintient, sous l’épouvantable silence,
l’accent de ce que fut la voix de la France – de ceux qui permettront à la France d’avoir
encore une voix.»
À la réception de cet ouvrage, Malraux écrit à Galanis une lettre de remerciement.
Dans cette lettre l’auteur demande également à son ami de lui faire parvenir l’exemplaire
qu’il destine au général de Gaulle, et qu’il se chargera de lui remettre en son nom. Voici
cette lettre que le lecteur peut toujours consulter aux Archives du Musée de Montmartre:
Monsieur D. GALANIS
12, rue Cortot PARIS
Mon cher Ami,
Merci du livre qui ne fait que rappeler ma tristesse, comme il rappelle la vôtre.
Envoyez-moi personnellement l’exemplaire que vous destinez au Général De Gaulle. Je le lui remettrai. Je sais qu’il se souvient du nom de Jean que le vôtre lui a bien souvent rappelé, et pense qu’il vous écrira personnellement.
Bien amicalement à Fanny et à vous.
André Malraux.
Le lecteur peut d’ailleurs trouver dans cette correspondance encore inédite la lettre très admirative et très élogieuse du général de Gaulle.
Dans les années cinquante, comme en témoigne sa correspondance – déposée à la
Bibliothèque littéraire Jacques Doucet – Malraux est toujours en contact avec son ami.
Le 20 novembre 1950, par exemple, il écrit à l’artiste pour lui dire combien il est
heureux que l’exposition de Lausanne se passe bien; et le 22 décembre 1950,
il intervient, sur la demande de l’artiste, pour qu’une plaque commémorative soit apposée
au cimetière de Montmartre en souvenir de J.-S. Galanis.
Cette grande amitié entre l’auteur et Galanis, qui traverse les années, culmine dans
l’exposition organisée à la Bibliothèque Nationale, en 1963, sur l’initiative du Ministre
de la culture, peu de temps avant la mort du peintre en 1966, au 12 rue Cortot. En
souvenir sans doute de ce lieu qui a beaucoup compté tant dans sa mémoire affective
que dans sa formation esthétique et intellectuelle, Malraux jouera un rôle décisif dans la
transformation de la célèbre ruche en l’actuel Musée de Montmartre.
Cette estime était réciproque comme en témoigne le beau portrait de Malraux
peint par Galanis et reproduit dans le catalogue de l’exposition André Malraux et le
Japon éternel, organisée au musée Idemitsu, en 1978. En bas du portrait, Galanis a
écrit: «Le fils de l’antique Hellade vous adresse cette image et vous remercie avec ses
respectueux hommages – votre ami – Demetrios Galanis».
2. L’art de Galanis et l’approche de Malraux
Dans la préface de l’exposition de 1922, Malraux se montre très sensible à la
pureté et à la composition très élaborée des oeuvres du peintre qu’il rapproche des
primitifs italiens. Il y formule aussi la conception qu’il se fait de la création artistique, et
y met en place sa méthode d’approche de l’oeuvre d’art.
En effet, l’auteur, avant d’aborder l’oeuvre du peintre Galanis formule une
problématique générale touchant la question de la rivalité du dessin et de la couleur, et
qui semble une lointaine réminiscence de la querelle des rubénistes et des poussinistes
au XVIIe. «Subordonner le dessin à la couleur, c’est à proprement parler le supprimer»,
voilà la première phase par laquelle Malraux inaugure sa carrière de critique d’art. Elle pourrait aussi rappeler au lecteur des Curiosités esthétiques les considérations que
développe Baudelaire sur la couleur et le dessin et surtout ce qu’il écrit au sujet de
Véronèse dont, dit-il, «la touche mangera toujours la ligne». Mais contrairement à
Baudelaire qui célèbre dans la couleur l’essor de la sensibilité romantique, attentive à
exprimer le tumulte des passions, l’inquiétude et la souffrance, Malraux qui se montre
dans cette préface plutôt «poussiniste», estime que l’abandon du dessin affaiblit
considérablement l’impact de l’oeuvre : «La création ainsi réalisée est plus directement
plaisante à l’oeil, mais son charme est extrêmement fugitif.» Considérant le dessin
comme une grande marque de discipline intellectuelle et l’indice d’une puissante volonté
de création plastique, il pense que «l’indifférence au dessin crée d’ordinaire une
expression picturale violente et déséquilibrée. L’illusion de puissance qui en résulte ne
saurait résister à la comparaison qu’on peut faire avec celle d’un maître […].» Aux yeux
donc de l’auteur, profondément imprégné de l’art de son temps et plus précisément par le
cubisme qui répugne au lyrisme et à la séduction, et auquel il reconnaît une profonde
parenté avec le classicisme, la peinture ne peut plus se contenter seulement d’exprimer
un tempérament, comme l’a souvent écrit Baudelaire et affirmé Zola. Pour Malraux
cette conception dans laquelle Baudelaire a identifié la modernité est bel et bien
dépassée : «Exprimer surtout un tempérament, tel a été pendant toute la génération qui
précéda la nôtre le voeu des peintres. Que le voeu des peintres vivants est différent de
celui-là.» Pour Malraux, ce qui définit véritablement l’artiste, ce n’est ni le lyrisme ni
l’imitation du réel, mais la volonté de création d’un univers autonome, volonté
qu’incarnent, à ses yeux Galanis, Derain, Braque et Picasso : «De ce qu’ils désirent, nous
trouvons la réalisation chez Galanis et chez Derain; nous l’avons également trouvé chez
les cubistes.» Au plan plastique, cette volonté de création se manifeste autant par le
respect du dessin que par le souci d’une composition parfaitement préméditée. C’est
d’ailleurs par ces qualités-là que se définit l’art de Galanis: «Le style de ses tableaux est
surtout la conséquence de dons étonnants de composition; composition extrêmement
heureuse, obtenue par l’équilibre plus que par l’économie des surfaces.» Grâce à leurs
grandes qualités plastiques qui témoignent d’une «discipline une peu dure», d’une
attitude «sévère», les natures mortes et les paysages de Galanis acquièrent une grande
pureté et suscitent une émotion esthétique, qui n’a rien à voir avec l’admiration que l’on
pourrait avoir pour des paysages réels : «Le désir de les toucher ou de les voir ne
s’éveille pas en nous. Peu nous importe ce qu’ils seraient vivants; nous savons qu’ils
nous toucheraient moins que la toile ne le fait.»
En raison de ce dépouillement extrême et de cette économie de moyens, certains
ont critiqué la peinture de Galanis et reproché à l’artiste de pratiquer un art archaïque.
Un tel reproche n’a pas de sens en art, pense Malraux, car la création artistique
authentique ne s’inscrit pas sur l’axe du temps et n’en subit pas les manifestations
éphémères : «Le reproche d’archaïsme que j’ai quelquefois entendu exprimer ici contre
lui n’est pas même à discuter; l’art n’est pas situé dans le temps par son sujet. Il ne
consiste pas à exprimer des modes. Artistiquement, Racine, auteur de tragédies dont les
héros sont grecs ou juifs, représente mieux l’époque à laquelle vivait Louis XIV qu’une
chaise à porteurs.»
L’auteur répond également à la critique que l’on a faite à Galanis de ne pas
suffisamment varier son style. Pour lui, la notion de variété peut être moins le signe
d’une inspiration féconde que le témoignage d’un manque de maturité, d’une
personnalité encore sous influence, car «il est bien évident qu’on ne saurait prendre pour
de la variété la différence qui ressort du rapprochement de toile influencées par d’autres
maîtres; il ne s’agit plus là que de la différence qu’ont entre eux ces maîtres.» L’analogie
que l’on perçoit entre les différentes toiles de Galanis, manifeste donc non pas une
incapacité à se renouveler, mais la recherche d’un artiste soucieux de perfectionner sa
technique et d’approfondir son art en vue de réaliser une oeuvre de meilleure qualité,
bref une quête du chef-d’oeuvre : «La peinture est l’art dans lequel l’ensemble des
productions d’un artiste a le moins d’importance : son évolution ressortit à l’histoire de
l’art, non à l’esthétique.» La variété de styles relève donc de l’histoire de l’art attentive à
identifier les influences, mais le chef-d’oeuvre, en tant que conquête d’un style original,
d’une vision particulière, qui rompt avec une tradition ou un art dominant, appartient au
domaine de l’esthétique où prime l’interrogation sur les qualités et le sens de la création.
Malraux esquisse là une problématique qui bénéficiera d’une place importante dans les
Essais de psychologie de l’art, et notamment dans La Création artistique où il
soutiendra que l’artiste est représenté par ses oeuvres de maturité et non pas ses oeuvres
de jeunesse où il pastiche son maître: «L’artiste a un “oeil”, mais pas à quinze ans; et
combien de jours faut-il à un écrivain pour écrire avec le son de sa propre voix ? La
vision souveraine des plus grands peintres, c’est celle des derniers Renoirs, des derniers
Titiens, des derniers Hals […].»
Quant à la méthode que l’auteur élabore en même temps qu’il l’applique au cas de
Galanis, elle est fondée sur un double principe : d’une part le rapprochement avec
d’autres peintres, et d’autre part le recours à la suggestion poétique. En effet, devant le
charme qu’exerce sur lui la peinture de Galanis, l’auteur qui a visité l’année précédente
l’Italie où il a admiré l’art renaissant, songe à la peinture italienne : «Si la peinture
qu’expose aujourd’hui Galanis doit être rapprochée de quelque autre, c’est de celle des
primitifs italiens de la première Renaissance. Non qu’elle procède d’un même idéal
artistique; mais grâce à la susceptibilité qu’elle possède de faire ressentir à un artiste
moderne des émotions du même ordre que celles que lui pourrait faire éprouver un
Giotto. Il y a chez les deux peintres une simplicité, une suppression d’artifices capable
d’émouvoir, et qui créent un sentiment d’une extrême distinction.»
Cette démarche n’est pas aussi arbitraire qu’elle pourrait paraître, parce que
Galanis a puisé sa culture plastique dans la peinture italienne grecque et française :
«C’est du rapprochement du génie grec au génie français et au génie italien qu’est né cet
art. Il n’y a pas d’artistes français créés par la tradition française seule ; il n’y a pas
d’artistes grecs créés par la tradition grecque seule.» C’est cette ouverture de l’artiste sur
des héritages culturels divers qui justifie le recours à une méthode comparative que
l’auteur s’empresse de généraliser et d’étendre à la littérature : «Nous ne pouvons sentir
que par comparaison. Quiconque connaît Andromaque ou Phèdre sentira mieux ce
qu’est le génie français en lisant Le Songe d’une nuit d’été qu’en lisant toutes les autres
tragédies de Racine. Le génie grec sera mieux compris par l’opposition d’une statue
grecque à une statue égyptienne ou asiatique que par la connaissance de cent statues
grecques.» La méthode de critique formulée pour la première fois en 1922 constitue la
base de l’esthétique comparative que l’auteur va pratiquer dans ses futurs essais. Pour
Malraux, le sens est le résultat d’une corrélation, d’une mise en relation d’oeuvres
appartenant à des cultures différentes et à des styles différents.
Cette approche analytique rappelle ce que Proust écrit dans Le Temps retrouvé au sujet de la création romanesque : «[…] la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents et posera leur rapport […].» Mais si pour Marcel, le but de cette
opération est de dégager «l’essence commune» de ces deux objets, l’objectif que
poursuit Malraux consiste à faire surgir d’irréductibles différences de vision : car «un
style n’est pas seulement son écriture mais il est la réduction à l’échelle humaine du
monde […] un ordre imposé au chaos selon le désir de l’homme […].» En outre, les
exemples fournis, manifestent l’immense intérêt que l’auteur porte déjà aux arts grec et
italien auxquels il réservera une place importante autant dans la Psychologie de l’art que
dans La Métamorphose des dieux.
A cette méthode d’analyse qui est capable de mettre en lumière la spécificité du
style d’un artiste ou celui d’une tradition artistique donnée, Malraux joint une approche
poétique destinée à éviter que la création artistique ne soit réduite à un «misérable
relevé de lignes et de surfaces», comme dit Proust. Il établit alors un parallèle entre la
peinture de Galanis et la poésie de Mallarmé pour suggérer l’univers poétique du
peintre: «Certains fruits disposés sur une table, certains paysages très simples sont
beaux comme des vers de L’Après-midi d’un Faune. Ils en ont la pureté, ils en ont aussi
la douceur, ils en suggèrent l’émotion.» La littérature intervient ainsi pour suggérer ce
que Malraux dans un entretien avec Roger Stéphane appellera «l’ineffable» de l’art; et
l’auteur n’hésite pas à citer, quatre vers de ce poème de Mallarmé, pour exprimer la
transparence, la luminosité et la beauté des natures mortes de Galanis :
Ainsi, quand des raisins, j’ai sucé la clarté
Rieur j’élève au ciel d’été la grappe vide
Et, soufflant dans les peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir, je le regarde au travers.
Cette association en particulier de la peinture à la poésie reviendra comme un
leitmotiv dans les essais esthétiques, et en particulier dans L’Irréel où l’art maniériste
italien réveillera également dans la mémoire de Malraux des images mallarméennes.
Dans le second article qu’il consacre à Galanis, et plus précisément à ses illustrations, Malraux rapproche encore la technique de l’artiste de celle «des grands
graveurs italiens de la Renaissance», et exprime son admiration pour la qualité
«classique» de ses illustrations où transparaît «la passion artisane du bel objet». L’auteur
y met en particulier l’accent sur «la force plastique avec laquelle [le graveur] a su
imposer des formes et des procédés oubliés ou méprisés», et tient chacune de ses
«découvertes [pour] une acquisition de la gravure moderne […].»
Mais ce qui retient encore l’attention dans cet article, c’est de voir l’auteur relater
une de ses équipées nocturnes en compagnie de Galanis et de Marcel Arland comme
cette visite chez Elie Lascaux, ou évoquer des souvenirs de ses premiers voyages d’art.
L’art de Galanis, cet artiste franco-grec dont Malraux admire la pureté et le classicisme,
demeure associé dans l’esprit de l’auteur à la beauté de la Grèce et de l’Italie qu’il vient
de visiter avec Clara en 1921 : «Deux souvenirs sont liés en moi à l’oeuvre de Galanis.
C’est d’abord un soir, à Athènes, sur le Lycabète; une petite fille russe vient m’offrir un
panier de figues vertes et de raisins noirs, devant l’éblouissant paysage marin taché de la
forme allongée de Salamine comme une fumée; c’est ensuite le jour où je vis pour la
première fois Florence. La pureté sûre d’elle-même, se connaissant, appuyée sur
d’innombrables morts dont le nom depuis des siècles est une source d’exaltation, et
rendue vivante par un fleuve lent et presque sensuel, c’est le spectacle de Florence, c’est
celui de la peinture toscane, c’est l’idéal atteint par l’art de Chénier, poursuivi par celui
de Galanis.»
Malraux inaugure là une écriture originale qui associe des oeuvres d’art et
des paysages, la réflexion sur l’art aux impressions du voyageur, écriture qu’il mettra en
pratique dans ses grands essais esthétiques et dans ses écrits autobiographiques.
En ce qui concerne l’art d’illustrateur du peintre, Malraux est attentif à la liberté
que l’artiste sait prendre avec les textes afin d’exprimer par les procédés qui sont propres
à son art et par une sensibilité personnelle une vision nouvelle de l’oeuvre littéraire : «Il
ne s’agit pas pour lui, écrit Malraux, de traduire en images des scènes de l’auteur qu’il
illustre, mais de trouver un équivalent plastique.» Cette idée, Malraux la reprendra en
1976 dans sa lettre-préface à Et sur la terre… adressée Marc Chagall, illustrateur de ce
court récit d’un épisode de la guerre d’Espagne. Il recommande en particulier au peintre
surréaliste de ne pas rester trop fidèle à son texte : «Il me semble qu’il ne faudrait pas du
tout penser à une illustration, comme vous l’avez fait pour les Ames mortes ou mes
Antimémoires, mais à une partition dont mon texte serait le livret. N’attacher aucune
importance aux personnages, au plus des ombres.» De ce point de vue, Galanis a été un
précurseur, car ses gravures n’imitent pas les textes, mais les réfléchissent et les
prolongent selon l’écriture plastique et la vision particulières de l’artiste. «Ces sujets qui
semblent d’abord ne s’être imposés qu’au décorateur, mais dont la constance intrigue,
semblent les épaves ou les souvenirs d’une vie de navigateur écoulée à travers les
Cyclades […]», écrit Malraux dans «Les Illustrations de Galanis». La combinaison dans
ses gravures des instruments de navigation (boussole, sextant) avec des instruments de
musique (lyre, viole, rebec et flûte) montrent que le graveur a construit en marge des
textes qu’il illustre un imaginaire propre.
Ainsi les deux textes publiés sur Galanis auront permis à Malraux de faire ses
preuves dans la critique d’art, et de s’y imposer déjà comme un véritable maître. Dans
ces premiers écrits, il ne se contente pas de rendre compte d’une exposition, en passant
en revue les différentes oeuvres présentées mais il formule une méthode d’analyse et la
conception qu’il se fait de la création picturale. Plus tard, dans ses essais, il reprendra
non seulement cette méthode mais exploitera la plupart de ces idées notamment celles
qui touchent à la formation de l’artiste, à son rapport avec son temps, à la signification
du chef-d’oeuvre par rapport à l’ensemble de la production artistique d’un peintre. La
première passion artistique de Malraux aura été ainsi puissamment fondatrice.
«Entre dix-huit et vingt ans la vie est comme un marché où l’on achète des valeurs, non avec de l’argent, mais avec des actes […].»
Cette réflexion montre combien l’auteur était conscient de l’importance de ces années vingt dans sa formation intellectuelle et esthétique. Entre 1918 et 1924, le jeune homme se constitue un réseau d’amitiés et de relations qu’il s’agira par la suite d’élargir et d’enrichir, mais non pas de former ex nihilo. En matière d’art, ces années ont été sans doute pour Malraux les plus riches en découvertes et en rencontres. Elles ont représenté pour lui non pas celles de la «dérision», comme l’écrit Lacouture, mais véritablement celles des valeurs. Nous pouvons même estimer que Galanis a été l’une de ces principales valeurs. Un passeur
«excessivement important» comme aurait dit Malraux.