Marcel Arland et André Malraux : un demi-siècle d’amitié» (2004)
Par Moncef Khémiri
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COLLOQUE MARCEL ARLAND, Les 5 et 6 novembre 1999, Faculté des Lettres de la Manouba, Université de Tunis I
Université Charles-de-Gaulle, Lille III
«[…] et l’amitié, sans laquelle je n’aurais su vivre».
S’il n’était pas doué pour le bonheur – nous serions même tentés dire qu’il avait la
vocation du malheur – Marcel Arland avait, par contre, le don de l’amitié. Grâce à sa capacité
de comprendre les autres sans les juger, à son sens de la relativité des valeurs et à ses qualités
de moraliste ouvert et lucide, il a pu fréquenter des hommes aussi différents que Paulhan,
Malraux, Pierre Drieu la Rochelle, Schlumberger ou Jacques Chardonne et entretenir avec eux
des relations d’estime, voire d’amitié. Les relations amicales qu’il a pu tisser avec des hommes
aussi différents, ont été en particulier pour Jean Paulhan un constant sujet d’étonnement.
«Comme c’est curieux ton amitié pour Malraux ! Vous êtes si différents», lui a- t-il
glissé plus d’une fois.
Nous voudrions dans cette étude nous pencher sur quelques unes des amitiés littéraires
de Marcel Arland pour montrer que l’auteur de L’Ordre n’a pas été un homme de chapelle,
prisonnier d’une quelconque idéologie, mais qu’il a incarné au sein de la N.R.F. l’image d’un
humanisme souriant, mais jamais dupe.
Précisons d’abord le sens de cette expression d’amitié littéraire à laquelle nous
consacrerons ce propos. Quand elle lie des écrivains, l’amitié littéraire dépasse l’ordre de
l’affect, et revêt la forme d’une communion dans un même idéal moral et esthétique. Celui de
Marcel Arland repose non seulement sur la rigueur et la lucidité, mais aussi sur l’expression
des sentiments les plus profonds – la pratique d’une absolue sincérité – coulée dans la forme la
plus épurée et par la même la plus poétique.
Attentif à ce qu’il y a d’unique en tout homme et à la spécificité de l’aventure
existentielle de chacun, Marcel Arland ne tenait pas rigueur à certains de ses amis qui
endossaient des idéologies si contraires à leurs tempéraments respectifs, car il estimait que
sous le masque de la rationalité et de la certitude, se dissimulent toujours des tourments et des
déchirements qui étaient capables de lui rendre sympathique un Drieu La Rochelle ou un
Jacques Chardonne. C’est qu’il ne voyait dans les idéologies et les valeurs morales ou
immorales dont s’affublaient les uns ou les autres qu’une «monnaie de l’absolu», l’expression
d’une aventure morale et spirituelle qui ne dit pas son nom.
Ainsi par exemple Marcel Arland n’a jamais nourri de ressentiment envers Drieu La
Rochelle qui l’avait pourtant supplanté en 1940, à la tête de la N.R.F., et entraîné la
prestigieuse revue sur la voie de la Collaboration. «Malgré les divergences de nature, les heurts
et certaines oppositions fondamentales – il y a en lui quelqu’un qu’on ne peut s’empêcher
d’aimer», écrit-il à propos de l’auteur de Gilles. Dépassant les clivages idéologiques, et ne
prenant en ligne de compte que l’authenticité de la recherche et la qualité de l’écriture de Drieu
la Rochelle, Arland avait reconnu en ce dernier un écrivain authentique, l’un des «écrivains les
plus importants de cet entre-deux-guerres», à la solitude et à la souffrance duquel il était
particulièrement sensible. Il écrit à propos de son suicide en 1945 : «Sa mort m’a violemment
ému et je ne suis pas le seul. J’ignorais qu’il vécût encore à Paris. J’éprouve amèrement le
regret de n’être point allé le voir dans sa cachette, alors qu’il devait se sentir abandonné. Ce
vaincu était d’une race peu commune que beaucoup des ses vainqueurs devraient lui envier.»
Il en est de même de Jacques Chardonne pour lequel Arland a eu une vraie amitié à partir
des années trente, et ce malgré les idées politiques et morales rétrogrades de l’auteur de
L’Epithalame. Leur amitié, née comme un coup de foudre, a pris la forme d’une passion
ambivalente, nourrie de toutes sortes de contradictions. Dans «Destinée sentimentale»,
l’avant-dernier chapitre de Ce fut ainsi, et qui paraphrase comme chacun sait, le roman de
Jacques Chardonne Destinées sentimentales (1934), Arland s’interroge sur le sens de cette
soudaine amitié et en loue la constance dans ces termes : «Que penser de cette brusque amitié ?
Elle fut longue, elle fut vraie ; davantage, elle fut constante ; elle n’a point éprouvé ces hauts et
ces bas, ces blessures même, que d’autres amitiés, plus profondes, je crois, celle de Malraux,
celle de Paulhan surtout (vers la fin), m’ont fait connaître». Si Arland a pu s’attacher à
Chardonne, malgré ses «contradictions, ses violences et ses brusques douceurs», c’est parce
qu’il est, dit-il, «un homme meurtri». Arland montre ainsi une si grande capacité à comprendre
l’autre et à adopter ses bonnes et ses mauvaises raisons, c’est-à-dire à l’aimer dans le respect
de son individualité au point que Chardonne lui en a fait un jour le reproche en lui
écrivant : «Vous êtes un personnage de roman. Voilà votre drame. […] On voudrait dire : tout
chez vous est démesuré ; mais selon quelle mesure ? La bonté, chez vous, a de telles
proportions qu’elle fait peur. On est tout de suite avec vous dans l’inhumain, je veux dire :
loin de l’humain, trop humain.»
Mais l’amitié qui a le plus compté dans la vie de Marcel Arland est celle d’André
Malraux. Dans son dernier essai Ce fut ainsi où prédomine une inspiration autobiographique,
Marcel Arland a consacré la première partie de son ouvrage, intitulée «Destin accompli…» à
l’évocation de cette amitié avec Malraux, amitié qui a traversé le siècle et résisté à tant de
vicissitudes. Et c’est d’ailleurs à propos de cette sa relation exceptionnelle avec Malraux que
Marcel Arland a parlé d’un «demi-siècle d’amitié». Née vers les années vingt, cette amitié a en
effet traversé le siècle et a persisté jusqu’en 1976, date de la mort d’André Malraux.
Dans quelles circonstances «le garçon de Bondy et le garçon de Varennes-sur-Amance»
se sont-il connus ? Comment ont évolué leurs rapports au fil du temps ? Comment le
moraliste soucieux de «sincérité absolue» et attentif à ses propres émois et désarrois a-t-il
suivi l’engagement politique de son ami et considéré sa tentation héroïque ? De quelle manière
le «patriarche des Lettres françaises» a-t-il jugé l’ascension sociale de son ami devenu pendant
une dizaine d’années, ministre d’Etat chargé des affaires culturelles, dans le gouvernement du
général de Gaulle ?
Nous voudrions évoquer cette amitié d’une part en suivant le récit qu’en donne Marcel
Arland dans ses écrits autobiographiques et d’autre part en éclairant grâce au témoignage
d’autres contemporains les principaux épisodes que ces écrits scandent.
1. Le vertige du souvenir
Notre point de départ sera le léger malaise que Marcel Arland a eu en 1977 lors de la
visite qu’il a effectuée à l’exposition organisée du 19 novembre au 19 décembre par la
Chancellerie de l’Ordre de la Libération pour le premier anniversaire de la mort de Malraux.
Venu à Paris deux jours avant la clôture de cette exposition à laquelle il avait prêté
certains documents en sa possession (lettres et livres), Marcel Arland s’y rend. Il entame sa
visite, plongé dans ses souvenirs, en compagnie du fantôme de son ami : «Bon ; continuons,
ami», se dit-il. Mais devant les photographies du jeune Malraux et de sa famille qui lui
rappellent son enfance funèbre – «un père qui meurt quand j’ai trois ans, une mère dans son
obstinée veuvage, un parrain tué par la foudre. […]» – puis face à un livre qui lui est
«fraternellement» dédicacé et à une photographie dans laquelle il se reconnaît lui-même,
l’homme de soixante-dix huit ans a un léger malaise parce qu’il a été comme submergé par la
houle du souvenir : «Ce livre, explique-t-il, ces deux noms en haut de la première page, ce
fraternellement qui les unit, une veille de départ et d’aventure… Je me suis détourné. Soudain :
– Cela ne va pas, Monsieur ?
Une dame qui… Parce que je…».
Fidèle à cette pudeur toute classique «dont autrefois souriait Malraux», Marcel Arland
s’abstient ici d’exprimer explicitement la poignante douleur qui l’a saisi et préfère la suggérer
par d’éloquents points de suspension. Mais comme l’émotion était trop forte et qu’il a été
atteint par la maladie du souvenir, il se laisse envahir par le passé et se résout à remonter à la
région la plus éloignée de ses souvenirs : «Mais, à l’instant de sortir (et j’avais l’impression,
c’est curieux de sortir avec vous), je suis revenu à vos points de départ». C’est ce mouvement
rétrospectif qu’épouse le récit fragmenté, oeuvre d’une mémoire subjective et sélective que
nous adopterons dans cette évocation poignante d’une époque si chère à Marcel Arland qu’à
Malraux lui-même.
2. Sous le signe de l’art
Il a été souvent écrit, après le témoignage de Clara Malraux que Marcel Arland et André
Malraux se sont connus à la N.R.F.. Voici ce qu’elle écrit dans Le Bruit de nos pas à propos de
son époux qui commençait en ces années 1922 à fréquenter les éditions Gallimard : «De ces
passages rue de Grenelle, dans les petites pièces sombres rétrécies par les livres de la future
grande maison d’édition, mon compagnon ramena un jour un jeune homme de petite taille, au
visage rond, aux yeux agrandis par des lunettes, Marcel Arland, dont la réserve n’était pas sans
quelque provocation, et les traits plus enfantins que son comportement sérieux d’homme de
l’Est. […] Pas encore aussi sensible à la peinture qu’il le devint par la suite, il se livrait alors à
la littérature par une ferveur de moine militant». S’il est bien vrai que vers les années 1922,
Malraux retrouvait souvent Arland chez Gallimard, où son ami venait de l’introduire, il est
moins vrai d’affirmer que les deux hommes se sont connus du côté de la rue Grenelle. Il est
également erroné d’affirmer que Marcel Arland n’était pas aussi intéressé à la peinture qu’il le
sera plus tard.
En fait, c’est chez leur ami commun, le peintre-graveur Démétrios Galanis que Marcel
Arland et André Malraux se sont connus. Devenu depuis 1919 l’ami du le peintre graveur D.
Galanis, le jeune Malraux allait souvent chez lui, à Montmartre. Et c’est chez cet artiste qui
habitait et travaillait au 12 rue Cortot, que Malraux a fait la connaissance de nombreux
peintres, poètes, et amateurs d’art qui compteront beaucoup dans sa vie. Parmi ces nouvelles
connaissances qu’il a faites chez Galanis se trouve Marcel Arland. Dans Ce fut ainsi, Marcel
Arland, qui était lui aussi un grand amateur d’art, se rappelle avoir rencontré pour la première
fois chez Galanis : «Je l’ai rencontré au début de 1921. Ce fut, il me semble, chez Galanis le
graveur», écrit Marcel Arland. Naît alors une solide amitié entre Arland et Malraux qui
prennent souvent l’habitude de venir ensemble chez le peintre. Sur le chemin du retour, il leur
arrive de s’arrêter devant des galeries d’art pour admirer les oeuvres exposées. Voici comment
Arland évoque l’une de leur promenade dans Montmartre : «Je me souviens ; c’était à l’une de
nos premières rencontres ; quittant l’atelier de Galanis, nous avons fait quelques pas dans sa
rue, puis dans une autre. Nous allions en promeneurs, quand soudain, ces yeux derrière une
vitrine, ce visage, ce corps et cette pose… Un chat mais le plus étrange, dressé en sphinx, les
yeux fixes, d’un vert sombre, presque durs, durement lucides, féminins pourtant jusque dans
leur vision – leur menace. Nous sommes entrés et, comme nous aimions tous deux ce tableau,
ce fut mon compagnon qui l’acheta : je le reçus.» Grâce à l’argent qu’il gagnait comme chineur
pour le compte de René-Louis Doyon, et aux mensualités que lui versait son père, le jeune
Malraux avait les moyens de faire des cadeaux à ses amis. Très reconnaissant à Malraux de ce
geste d’amitié, Marcel Arland gardera sa vie durant cette toile à laquelle il finira par associer la
personnalité profonde de son ami. Il écrit à ce sujet dans une adresse à son ami mort en
novembre de l’année passée : «M’accompagnerez-vous, ami, dans la longueur de cet hiver ?
Votre présence, je la trouve dans la pièce un peu sombre où j’écris ; elle est dans ce chat à
figure de sphinge, qui de très haut me regarde, me devine et me juge en silence […].»
Nous voyons ainsi que leur amitié s’est placée dès le départ sous le double signe de l’art
et du mystère de la condition humaine représentée par cette sphinge qui semble narguer tous
les Oedipe. Les deux amis prennent l’habitude de visiter ensemble les musées et les galeries
d’art. Dans l’hommage que la N.R.F. a rendu à Malraux en 1977, Marc Chagall, s’adressant à
Arland écrit : «Vous rappelez-vous, Marcel Arland, votre visite à la Galerie Barbazange, en
1922, à mon retour de Russie soviétique ? Vous assistiez, avec un groupe de jeunes écrivains,
accompagnés de Jean Paulhan et de Malraux. Vous regardiez mes tableaux. Vous donniez tous
votre opinion. Seul Malraux regardait mais gardait un silence attentif .»
Outre ces visites, Marcel Arland et Malraux avaient également pris l’habitude en ces
années vingt de se rencontrer «chaque semaine une ou deux fois l’après-midi» au bar du Forum
pour discuter de littérature et de peinture. En littérature, ils admiraient, à quelques différences
près, les mêmes auteurs : Gide, ce «contemporain capital» selon l’expression de Malraux,
Claudel, Nietzsche, le poète de l’irrationalisme, et Pascal à qui Malraux devra le titre et la
parabole de La Condition humaine. Quant à la peinture moderne, elle était leur principal sujet
de discussion lors de ces de leurs rencontres habituelles au bar du Forum. Voici comment
Marcel Arland évoque ces discussions qui les passionnaient : «Mais s’agissait-il de peinture,
d’expositions de musées, de musées, d’art égyptien ou roman : nous en avions jusqu’à la nuit.
“Que pensez-vous de … ?” C’était Chagall, Matisse ou Klee, Bonnard, Braque ou
Picasso…ou de plus jeunes, André Masson par exemple que j’avais connu par Limbour
(comme j’ai connu Dubuffet).»
Est-ce au cours de ces débats que Malraux a confié à Marcel Arland qu’il «rêvait alors
d’écrire une grande histoire de l’art plus que de publier des romans» ? Ce commentaire de Jean
Lacouture semble s’appuyer sur une information fournie par Marcel Arland que Lacouture a
rencontré pour les besoins de son livre sur Malraux.
Quand en octobre 1921, Malraux se marie avec Clara Godschmidt, Arland craint pour
son amitié avec Malraux. Mais ses craintes s’avèrent injustifiées, car Clara était une femme
particulièrement intelligente qui a vite saisi le sens profond de ce qui unissait les deux
hommes : «Quelle que fût son admiration pour le jeune et brillant épousé,elle devinait bien que
ce qui me plaisait en Malraux, ce n’était pas l’obsédant souci d’une figure, ni le goût d’étonner
et de séduire, mais avant tout sa fièvre, son impérieuse révolte – et je crois qu’elle m’en savait
gré». Malraux ne tarda pas à présenter son ami à son épouse, et n’hésita pas à l’inviter à son
nouveau domicile, qui n’était rien d’autre que le second étage du chalet des Goldschmidt, à
Auteuil. Clara, au départ distante et intriguée, finit par découvrir la personnalité attachante de
Marcel Arland et par apprécier ses qualités morales et intellectuelles exceptionnelles. «Il
devait se révéler par la suite le plus réel ami du couple que nous formions et de chacun de nous
quand il se défit…», note-t-elle. Au cours de ses dialogues avec Arland, elle apprend que le
jeune homme était un fervent admirateur de Limbour dont il sait d’ailleurs parler avec humour,
comme en témoigne Clara : «Bien qu’il ne s’engageât pas absolument, un certain mode de mise
en question l’attirait : le dadaïsme l’intéressait ; il aimait Limbour dont il me raconta qu’un
jour, pour sortir de difficultés financières, il avait vendu des marrons chauds au coin d’une
rue ; qu’une autre fois, dans un restaurant, ses voisins l’ayant empêché d’ouvrir une fenêtre, il
s’était – logique dans son besoin de ne pas souffrir de la chaleur – mis à se déshabiller: on
l’arrêta au pantalon.»
Elle rapporte aussi que malgré quelques divergences apparues dans l’une de leurs
discussions sur Poussin, «[l]’entente entre Marcel et André, pour tout ce qui concernait l’art
fut rapide. Ils mettaient dans la discussion une même ardeur, qui du côté du second
s’entrecoupait parfois d’ironie.» Clara apporte également un témoignage précieux sur le terme
«Farfelu» qui a surgi dans le feu de la conversation des deux hommes auquel Malraux fera un
sort particulier dans son oeuvre romanesque et esthétique : «Déjà le mot “farfelu” s’inscrivait
dans [leur] vocabulaire ; quand je m’enquis de son origine il me fut répondu que ce mot
apparaissait très tôt en français et qu’une racine commune le reliait au farfalla – papillon, de
l’italien.» Ce qui a aussi retenu l’attention dans leurs entretiens, ce sont certains thèmes liés à
la crise des valeurs de leur génération – crise que Marcel Arland baptisera de «nouveau mal du
siècle» – et qu’évoquera plus tard Malraux dans ses essais et ses romans : «Déjà aussi, dans
ces longs entretiens, les thèmes abordés étaient ceux que l’on retrouve dans Les Noyers de
l’Altenbourg. Que faire dans un monde d’où Dieu a disparu ? Quelle justification de sa
présence terrestre l’homme peut-il trouver par l’art ? Que vaut un homme (question à laquelle
on sait quelle admirable réponse a donnée depuis celui qui la posa) ? Quel est le rôle de
l’histoire ? Quel est le rôle des mythes dans l’aventure humaine ? Plus tard, quel est le rôle de
l’action dans l’aventure individuelle ? Moments d’intensité qui, s’ils ne justifient pas la vie, la
parent néanmoins d’un éclat merveilleux. Si j’intervenais peu au cours des discussions entre
Marcel et mon compagnon, je me rattrapais amplement dès que nous nous retrouvions à
deux.»
Devenu l’ami du couple, Marcel Arland accompagne Malraux et Clara au cours de leur
séjour à Bruges, qui a eu lieu, en août 1922. A l’occasion de ce séjour, Malraux fait un saut à
Ostende pour voir le peintre James Ensor, comme en témoigne Clara :
« Marcel fut des nôtre au cours de l’un de ces voyages à Bruges. Mon compagnon nous quitta pendant quelques heures pour faire un saut à Ostende et discuter avec le vieil Ensor de la possibilité qu’il illustrât je ne sais plus quel livre dont on envisageait la publication.
A son retour André nous raconta sa visite. Il nous décrivit ses tableaux – nous les aimions tous trois –,
mais surtout il nous décrivit les petites sirènes que le vieillard lui avait montrées, corps de femmes de la longueur de deux mains rapprochées, aux seins justement proportionnées, émouvantes malgré la queue bifurquée qui les terminait. »
Ce voyage et cette visite sont confirmés par Arland qui écrit dans Ce fut
ainsi : «Quelques voyages. Je me souviens de l’un d’eux, en Belgique, où André, nous laissant
un matin à Bruges, se rendit à Ostende pour rencontrer James Ensor, et revint nous dire, d’une
voix troublée, qu’il avait vu, de ses yeux,une petite sirène (je l’ai vue aussi, en 1952 ou en
1953, dans bocal)».
Cette profonde amitié qui désormais lie les deux hommes, se manifestera par une
conduite marquée par le soutien et la solidarité.
3. Soutien et solidarité
Marcel Arland a joué un rôle de première importance dans les débuts littéraires de
Malraux. C’est lui qui «facilita l’entrée de Malraux à la N.R.F., et fut toujours un ami dévoué
et sûr», écrit avec raison Jean René Bourrel. Arland avait signé son premier compte rendu pour
la N.R.F. en avril 1922, où il avait présenté Etat civil de Pierre Drieu La Rochelle. La même
année, il s’empresse d’introduire son ami Malraux dans le milieu de la N.R.F., malgré les
réserves de Jacques Rivière. Malraux donne alors dans le numéro de juillet le compte rendu de
L’Abbaye de Typhaine par le comte de Gobineau.
Jean-René Bourrel a précisé à ce sujet que de «juillet 1922 à décembre 1935, Malraux a
donné dix-neuf comptes-rendus à la N.R.F., deux préfaces en pré-publication, deux articles
polémiques, deux fragments d’essai sur l’Orient, trois critiques d’art.» C’est dire le caractère
décisif de cette entrée chez Gallimard favorisée par Marcel Arland. Malraux deviendra en
1928, directeur artistique chez Gallimard, dont il sera l’un des auteurs les plus importants
dans la maison Gallimard.
Signalons également que cette amitié littéraire se manifeste aussi en 1923 quand Arland
dédie son premier récit Terres étrangères André Malraux. En 1924, Arland présentant deux
extraits de L’Ecrit pour une idole à trompe qui paraissent dans la revue Accords, évoque avec
ferveur et perspicacité celui qu’il appelle «l’une des plus belles figures d’aujourd’hui ». La
présentation commence ainsi : «Je ne puis parler de Malraux sans émotion». Et en 1935, il
écrit à la N.R.F. l’un des meilleurs articles qui aient été consacrées au nouveau roman que
Malraux vient de publier chez Gallimard, sous le titre du Temps du mépris. Dans cet article,
Arland évoque ainsi l’état d’esprit de la génération de Malraux qui est aussi la sienne : «Il n’est
guère de générations qui soient apparues avec un pessimisme plus foncier que celle à laquelle
appartient Malraux, à laquelle j’appartiens aussi. Mais la dernière limite du pessimisme est
l’indifférence, et rien n’était indifférent à cette génération». De longs passages de cet article
sont repris dans Ce fut ainsi.
Le dévouement de Marcel Arland à Malraux allait être mis à l’épreuve en 1924. Il
prendra alors la forme d’une indéfectible solidarité à l’occasion de l’affaire des temples
d’Angkor.
En 1924, à la suite de l’arrestation d’André Malraux à Pnom Penh pour vol de statues
des temples d’Angkor, Marcel Arland, dès qu’il prend connaissance de la nouvelle, s’empresse
de venir au secours de son ami. En effet, aussitôt qu’elle arrive en France, Clara envoie un
télégramme à Marcel Arland pour lui communiquer la mauvaise nouvelle. Dans ces
circonstances dramatiques, il est tout à fait significatif, que Clara, n’ait songé, après avoir avisé
son beau-père, qu’à Marcel Arland qui était de tous les amis de Malraux, celui sur lequel elle
pensait pouvoir réellement compter : «Un télégramme pour mon beau-père ; un télégramme
pour Marcel Arland qui se trouve à Varennes, près de Langres». Touché par ce qui vient
d’arriver à son ami, Marcel Arland entre en action, établit une stratégie et se donne comme
objectif de mobiliser ses amis écrivains en faveur de Malraux. «Marcel Arland revenu à Paris le
jour même où lui parvenait mon télégramme fit montre d’un dévouement qui le poussa à
s’engager, un peu à la légère, quand Rivière lui demanda d’affirmer que notre entreprise n’était
en rien vénale. Puis il se rendit à Pontigny où se tenait un décade et en revint tout alourdi de
signatures, sans exigences d’aucune sorte», témoigne Clara. Pour toucher l’opinion, il écrit
d’abord un plaidoyer en faveur de son ami qui paraît dans le Journal Littéraire où il dit
notamment : «Tel est ce jeune homme, dont on voudrait faire un ambitieux sans coeur et sans
scrupule. J’imagine que, Rimbaud quittant la France, on l’appelait aussi un aventurier sans
coeur. Avant de juger de cette aventure, il est nécessaire de la comprendre. Nous demandons à
tous ceux qui ont connu André Malraux de se joindre à nous, et de tout faire pour éviter
qu’une condamnation vienne l’empêcher d’accomplir ce que nous sommes tous en droit
d’attendre de lui». Cet article suscita la réaction nuancée mais en définitive favorable de
François Mauriac. Il avait écrit à Marcel Arland, en réponse à son article : «Je ne suis pas de
ceux qui pensent que le génie donne tous les droits …Mais ce merveilleux garçon, André
Malraux, que vous m’avez fait connaître, son aventure me paraît si littéraire, si rimbaldienne,
que je frémis en songeant au prix qu’il va lui en coûter. Nous savons que personne n’a jamais
résister à la prison, il faut le sauver.» Marcel Arland tente ensuite de rallier à la cause de
Malraux les participants au colloque de Pontigny comme il le rappelle lui-même dans Ce fut
ainsi : «Il faut le sauver : je cours à Pontigny, où se tient une décade, où l’on m’accueille, où
l’on m’écoute plaider une cause – celle d’un ami qui a pu commettre une imprudence, une
bévue (je l’accorde volontiers), mais qui n’a pu agir bassement. Et voici que, de Gide, Mauriac
et Maurois, à Paulhan, Jaloux, Rivière, Max Jacob Du Bos, Soupault, Aragon…, c’est une
bonne douzaine de signatures que je rassemble, et qui seront câblées, jointes à d’autres, tandis
que se déroule à Saigon le procès en appel». Le premier jugement fut alors cassé, et Malraux
s’est trouvé condamné à un «an avec sursis», comme il le précise lui-même dans le télégramme
qu’il envoie à Clara.
Mais l’année suivante Malraux retourne en Indochine où il crée un journal L’Indochine
Enchaînée dont il veut faire le moyen d’émancipation des annamites. Dans une lettre qu’il écrit
à Marcel Arland, il lui fait part de son intention de l’associer à sa nouvelle entreprise. Marcel
Arland a repris dans Ce fut ainsi un fragment de cette lettre où il est question du rôle que
Malraux compte lui confier. «Quel rôle ? La direction du journal qu’il venait de fonder avec
Monin ? Je ne sais plus ; je me demande si je l’ai jamais su. Je vivais alors au Montcel, parmi
des garçons que j’aimais bien, et dans un cadre où je pouvais me donner pleinement à mes
livres.» Cette interrogation et cette évocation par Marcel Arland de sa vie de professeur et
d’écrivain expriment ce qui le séparent de Malraux. Alors que son ami se jette dans l’action
dont il attend le sens de sa vie, Arland s’attache à suivre cette Route obscure qui le conduit
très loin dans l’exploration de son monde intérieur. C’est là que se situe la ligne infranchissable
qui sépare Arland de Malraux.
4. Admiration respective et distance
La relation que Marcel Arland entretient avec Malraux est assez ambivalente. Elle est
faite de communion dans l’art, d’une conscience aiguë du caractère tragique de la vie et de la
nécessité de fonder l’homme à nouveau ; mais elle sous-tendue aussi par des différences
essentielles sur lesquelles Marcel Arland insiste beaucoup.
Davantage homme de contemplation et de méditation, Marcel Arland était séduit par
l’activisme de son ami, de son énergie débordante, de son goût pour l’action dont il attendait
de remplir en lui ce vide profond laissé par le reflux des dieux, mais il ne partageait ni cette
surestimation de l’action, ni cette tentation héroïque. Cette distance se manifeste à partir de la
seconde aventure indochinoise de Malraux. A propos de cet épisode Arland écrit : «Et sans
aucun doute, j’admirais chez Malraux ce goût de l’aventure, de la conquête de la puissance ;
goût forcené et généreux qui convenait à sa figure, à son destin. Mais je me disais en même
temps que l’aventure est d’abord en nous, et que tous les chemins et songes de la terre ne lui
apportent qu’un décor – parfois un oubli.»
Dans Ce fut ainsi, Arland évoque certains dialogues qu’il a eus avec Malraux
immédiatement après la guerre, puis à l’époque où son ami était Ministre du général de Gaulle.
Ce sont des dialogues quasi sophocléens où s’affrontent deux conceptions du monde, l’une
privilégiant l’action et la conquête par l’homme de son propre destin, et l’autre invitant à la
contemplation et à la quête spirituelle. Voici à titre d’exemple un fragment de ces dialogues :
– N’avez- vous jamais rêvé que vous auriez pu avoir un autre destin ?
Quel autre ?…Je ne sais pas.
Il me presse :
– Oui, quel autre ?
Et je réponds, à demi sérieux :
– Peut-être celui d’un saint. C’est en tout cas celui que je souhaiterais si je n’étais écrivain.
Il sourit :
– Nous en reparlerons. Adieu.
– Bonne chance.
Malgré donc les affinités électives qu’il avait avec Malraux, Arland demeurait attentif à
toutes les différences qui le séparent de lui, et qui n’étaient pas que sociales. En effet comme
l’a déjà relevé Jean-René Bourrel, «leur amitié masque mal des oppositions fondamentales.
Chez Arland, l’extrême attention au trouble intérieur et aux angoisses secrètes, l’obsession
affreuse de la nuit qui ombre fatalement la vie, le goût pour un classicisme fait de mesure et de
retenue sont autant de traits caractéristiques d’une personnalité bien différente de celle de
Malraux, et l’on comprend que Paulhan ait pu s’étonner que les deux hommes fussent amis.»
Alors que Marcel Arland voudrait s’attacher à l’exploration du monde intérieur et tenter
d’établir un accord entre l’être et les choses, Malraux, rejetant toute intériorité, cherche à se
réaliser dans le monde extérieur, à le soumettre à sa volonté tendue, à le détruire par une
inlassable interrogation. Opposant la conception morale et esthétique à la sienne, Arland
écrit : «Ce que Malraux attendait, c’était d’aller le plus loin possible, par l’action comme par la
pensée. Je ne mettais d’espoir que dans l’écriture, qui se confondait avec l’amour avec la vie,
et qui seule pouvait m’apporter une délivrance, un salut provisoire.»
Mais le fait que ces deux hommes si différents, aient pu entretenir une aussi profonde
amitié, est à l’honneur de l’un et de l’autre. Dans les Archives Malraux à la Bibliothèque
littéraire Jacques Doucet, on trouve cette lettre qui témoigne de l’amitié profonde que Malraux
portait à Marcel Arland :
Monsieur Marcel Arland Le 30 mai 1949
à Brinville par Ponthierry
Avec ou sans problèmes de Rouault, on pourrait peut-être se revoir ?
Est-ce que vous venez toujours le mercredi mettre en ordre la littérature française (à ce sujet j’espère que l’ingérence de l’Art brut dans la maison Gallimard conduira lentement, mais sûrement la dite maison dans la plus dangereuse direction) ? Si oui, prévenez-moi ;on pourrait s’arranger soit ce mercredi, soit le prochain.
[…] Bien amicalement
André Malraux
Je voudrais terminer cette communication par rappeler ce que Jean-René Bourrel a
répondu à une question qui portait sur la relation de Malraux avec Arland et où on laissait
entendre Malraux n’a pas eu autant d’amitié pour Arland :
Je crois que Malraux a toute sa vie durant été très sensible aux amis qui ne lui ont pas fait défaut. A la fin de sa vie, il n’y avait pas foule et Arland était quand même de ceux-là. Pour les amis de la première
époque, ceux de ses débuts littéraires, ainsi que tous ceux qui sont intervenus en sa faveur en 1924,
Malraux n’a jamais oublié ce qu’ils avaient fait et, jusqu’à la fin, il a été conscient d’être redevable à
Arland de beaucoup de choses…
En retour, Arland a eu une amitié indéfectible pour Malraux, ceci jusqu’à la fin de sa vie. On a même dit que la cause du départ de Arland, de la N.R.F., était dû au piètre hommage qui a été rendu à Malraux
après sa mort.