Une relation critique
Aurélia Maillard Despont est l’auteur de Présence critique de Gaëtan Picon. Dans l’ouverture de l’œuvre, Classiques Garnier, 2015.
« Ce qui a été dit de meilleur et de plus juste d’une œuvre, n’est-ce pas ce qui a été dit dans le moment qui suit le soulèvement d’une lecture, sous le bref éclair d’une lucidité qui retient encore la chaleur du contact[1] ? » Gaëtan Picon affirme en ces termes son usage de la lecture lorsqu’il introduit en 1969 la réunion en recueil d’un choix de textes critiques ayant marqué sa carrière. Par-delà l’interrogation rhétorique, on lira dans ces lignes un éloge de la lecture qui recouvre la définition de l’acte critique idéal. La critique, pour celui qui a toujours marqué ses distances avec les tendances formalistes et structuralistes, est lecture en acte, lecture productive de sens autant que d’interrogations : une lecture inscrite dans « l’ouverture de l’œuvre », donnant à lire son cheminement, son tâtonnement. S’arrêter sur l’énigmatique formule d’« ouverture de l’œuvre » que l’on rencontre sous la plume de Gaëtan Picon permet de mieux comprendre sa relation aux œuvres ainsi que l’éthos qui fondent son regard critique.
Dans sa subjectivité, l’acte de lecture rejoint les caractéristiques de l’œuvre. À son exemple, il est une expérience impliquant une sensibilité et un vécu. À l’encontre d’une critique de la conscience soumettant l’œuvre à une perspective téléologique, Gaëtan Picon entend rejoindre la « force d’inauguration » d’une œuvre qui est un mouvement tendu vers une fin qui lui échappe : « Partiel, partial, précaire, inachevé, l’acte de lecture est sans doute plus fidèle que toute tentative d’approfondissement et d’exhaustion. Soumis à l’étroitesse de l’ici et du maintenant – celle du vécu –, il rend justice à une œuvre qui est une vie ambiguë et insommable, qui ne se révèle qu’en se manifestant[2] […] ». Ces propositions posent les critères d’une lecture idéale : inscrite dans l’ordre du vivant, elle rejoint l’œuvre dans son mouvement propre, fixant l’instant d’une manifestation. Apte à rendre justice de l’ambiguïté constitutive de son objet, la lecture l’est de s’accorder à son aléa fondamental. Encore faut-il que l’œuvre s’y prête, qu’elle présente les caractères de l’« insommable », afin que soient réunies les conditions d’une « perception du vivant par le vivant[3] ». Face à une telle conception de l’acte critique[4], on peut légitimement s’étonner de voir André Malraux, l’homme de l’affirmation de l’art comme voie royale, le romancier de la fraternité virile, occuper la très ample place qui est la sienne dans l’exégèse de Gaëtan Picon.
À plusieurs égards en effet, l’élection réciproque qui s’opère dans les années 1930 – Picon se faisant l’exégète de Malraux et Malraux le mentor du jeune critique – peut surprendre, rendu peu probable par l’examen de leurs sensibilités et préférences respectives.
Ce rapprochement s’explique d’une part par le contexte socio-politique qui place Gaëtan Picon face à un dilemme qui contrarie ses convictions profondes. La recherche du juste compromis entre l’être intérieur et la personne sociale constituera d’ailleurs, à dater de cette époque, le grand défi de sa vie. Pensée ou action ? c’est la question que le jeune Gaëtan Picon soumet à André Malraux en réaction à La Condition humaine, roman dont la lecture a eu sur comme lui comme sur sa génération l’effet d’un séisme. Grâce à Malraux, Picon fait l’expérience d’une jonction possible entre réflexion politique et littérature via l’expression romanesque de préoccupations historiques contemporaines.
Cette inscription dans le présent est l’autre raison de l’adhésion de Picon à l’œuvre de Malraux. Selon Gaëtan Picon, le critique est investi d’une responsabilité envers son époque. Il doit en être le contemporain actif par son jugement et ses partis pris. Manière d’engagement supérieur, puisqu’il s’agit d’endosser le risque du jugement sur le vivant, de la sélection dans le contemporain. C’est d’ailleurs à cette responsabilité que se confrontera magistralement Gaëtan Picon dans son Panorama de la nouvelle littérature française dont la première édition paraît en 1949, défi brillamment relevé aux yeux de ses contemporains autant que de la postérité.
L’étude que Gaëtan Picon consacre à La Condition humaine en 1934 constitue un pas décisif de son entrée officielle dans le champ de la critique littéraire. D’emblée reconnue par André Malraux comme l’une des rares études intelligentes qui lui furent consacrées, elle inaugure un dialogue de long cours entre le jeune homme et l’écrivain, porté sur des aspects intellectuels, esthétiques et idéologiques. Elle est surtout à l’origine d’une relation dont il faut comprendre l’ambivalence. Fascinante, la personnalité d’André Malraux a exercé sur Gaëtan Picon une séduction durable. Malraux lui offrira, outre un repère moral en période de crise, la matière de ses premiers essais et par là même une visibilité précieuse. Il orientera le jeune homme de ses conseils, l’encouragera sur les voies de la critique, assuré de trouver en lui son plus fidèle exégète. Preuve de sa haute considération, il l’appellera en 1959 à ses côtés au Ministère de la Culture pour en faire le porte-parole de sa politique culturelle. Tout à la fois maître, modèle, instigateur et confident, André Malraux n’en projettera pas moins sur le parcours de Gaëtan Picon une ombre tyrannique qui retardera la libre expression de ses préférences et, dans une certaine mesure, son œuvre d’écrivain.
En quoi a consisté l’exégèse pico-malrucienne ? Trois premiers essais échelonnés entre 1934 et 1938 portant sur La Condition humaine, Le Temps du mépris et l’Espoir paraîtront dans la revue lilloise La Hune puis dans les Cahiers du Sud à Marseille. Suivront deux monographies, la première dans la collection « Les Essais » chez Gallimard en 1945, la suivante dans la collection « Écrivain de toujours » au Seuil en 1953. Les trois premiers essais se confrontent à la question de l’engagement de la littérature dans le combat idéologique qui déchire alors l’Europe. Ils sont pour Gaëtan Picon l’occasion de débattre du rapport entre l’éthique et l’esthétique, en formulant une mise en garde et en réaffirmant le caractère inaliénable de l’œuvre d’art, sa liberté intrinsèque et son insoumission aux visées idéologiques. Les deux monographies confirment la posture du spécialiste non sans risquer de le figer dans celle de biographe. Elles mettent en évidence une critique de proximité, d’affinité élective, mais dans laquelle on se doit de distinguer ce qui est adhésion de ce qui est calcul, dimension que révèle très subtilement le Malraux par lui-même dans la collection « Écrivains de toujours » au Seuil. Proposition paradoxale de Francis Jeanson, le Malraux par lui-même est une « autobiographie » par Picon qui accueille en marge les commentaires de Malraux à l’attention de son biographe : situation limite, ambivalente, que Gaëtan Picon a pu entrevoir comme un honneur lui assurant un gain de visibilité, au prix toutefois de son autorité critique. On peut lire dans l’aventure du Malraux par lui-même l’ambivalence de l’aura malrucienne sur le parcours de Picon, à la fois ombre et lumière.
À l’endroit des écrits sur l’art d’André Malraux, que Gaëtan Picon n’aborde que très peu dans la monographie de 1953 – regrettant de ne pas encore disposer d’un tout cohérent, mais pressentant qu’il s’agit là du lieu et de la forme dans laquelle la parole de Malraux prendra toute son ampleur –, il formulera une critique mêlant l’admiration et la résistance. Il les salue comme un grand poème, accueillant leur rhétorique et leur emphase distinctive, appréciant leur souffle et leur emportement, mais résistera à la conception qui s’en dégage à l’endroit de l’héritage, de la métamorphose et du temps. À la grande idée malrucienne d’une mutation des formes, Picon opposera la note individuelle, le singulier et l’irréductible, et la temporalité de l’art comme celle de sa présence.
Une résistance intime est donc perceptible au cœur même des essais, monographies et discours que Gaëtan Picon consacre à André Malraux. En dépit d’un principe d’adhésion, Gaëtan Picon y inscrit sa propre empreinte, marquant sa différence au sein de l’entreprise biographique. À la conception héroïque et conquérante de l’art comme voie royale promue par André Malraux, il oppose la pluralité des voies singulières qui composent pour lui le paysage artistique. Il profile de la sorte ses propres valeurs avec et contre Malraux – ce dont témoigne la parution de Lecture de Proust en 1963 – et ce jusque dans l’exercice de ses fonctions ministérielles, qui le pousseront à se désolidariser du maître en quittant ses fonctions de Directeur des Arts et des Lettres pour retourner à sa véritable action : la relation critique à l’art et ses œuvres.
[1] Gaëtan Picon, « Critique et lecture », L’Usage de la lecture, t. I, Mercure de France, 1960, p. 18.
[2] Ibidem.
[3] Ibid., p. 17.
[4] Qui sous tend une conception de l’œuvre comme cheminement que n’auraient par renié les surréalistes : « L’œuvre suit des chemins de hasard, elle est tâtonnement dans l’obscurité, parturition chaotique, désordre. » (Ibidem, p. 13)