Sophie Doudet, IEP d’Aix-en-Provence
Écrire une vie implique non seulement de satisfaire à la rigueur scientifique (collecter des informations et en évaluer la véracité, consulter des archives et les croiser entre elles, rencontrer des témoins et comparer leurs affirmations…) mais surtout de choisir ce qu’on va raconter et ce qu’on va occulter. Autrement dit, il s’agit d’établir de la cohérence – littéralement relater une histoire – dans le chaos ou du moins la complexité touffue d’une existence. Le biographe rebâtit alors une vie, chapitre par chapitre, en insistant sur certains éléments ou/et en passant plus rapidement sur d’autres. Cela le contraint dès le départ de se poser plusieurs questions capitales concernant notamment l’orientation générale qu’il souhaite donner à son récit : va-t-il évoquer l’homme ou le héros, l’œuvre ou l’action, les secrets ou la vie publique ? Mais il doit également s’interroger sur la singularité de son projet par rapport à ceux déjà menés à bien de ses (illustres) prédécesseurs. Un biographe est ainsi tout d’abord un lecteur de biographies… Enfin, comme tout écrivain ou historien, le biographe doit prendre en considération les problèmes propres à toute situation de communication : pour qui va-t-il écrire et pourquoi ? On n’écrit en effet pas de la même façon selon qu’on s’adresse à des universitaires ou à un public moins spécialisé ou initié. On n’utilise pas non plus le même style selon qu’on cherche à séduire, divertir ou à informer. Sur ce point, le genre de la biographie soulève des difficultés particulières : peut-on faire parler le personnage dans des scènes plus ou moins fidèlement reconstituées ? Doit-on dans ce cas mettre entre guillemets ses paroles et comment dès lors les distinguer de la véritable citation qu’on référencera ensuite en note de bas de page ? Faut-il intervenir en tant que biographe par la présence d’un « je » ou d’un « nous » ? Comment se positionner par rapport à son sujet et par rapport à la tentation d’une fiction vraisemblable ? Côtoyer des années un sujet passionnant et lui consacrer un temps très considérable, c’est toujours finir par prendre le risque de croire à la vérité de ses intuitions, écrire peu à peu comme il a parlé et lui faire finalement dire ce qu’on pense… Un biographe questionne ainsi souvent sa propre vie en scrutant celle des autres : tout historien parle du présent et à partir de sa première rencontre fondatrice avec son sujet. Raconter un homme, c’est ainsi rétablir tout à la fois son époque et son ombre portée sur le temps même du biographe. On comprendra que la frontière de la biographie, l’hagiographie ou le règlement de comptes soit fort poreuse.
Or, cet ensemble de problématiques, ici rapidement dégagé, prend une coloration toute particulière quand on affronte l’immense personnalité de Malraux.
La première raison en est que le public est aujourd’hui loin d’être acquis quand il est question de cet écrivain et homme politique. Ecrire la biographie de Malraux relève en effet souvent d’une légitimation ou au contraire d’une exécution. Il est difficile d’être neutre. Et de ce point de vue les deux biographes que sont Jean Lacouture et Olivier Todd sont des cas d’école même si le contexte de rédaction de leurs textes est très différent. La première version de la vie de Malraux par Lacouture (Malraux, une vie dans le siècle, Seuil[1]) date en effet de 1973, soit trois ans avant la mort du romancier. Le parcours biographique est quasi complet mais Lacouture évoque rapidement Mai 68 et le passage de Malraux au pouvoir en tant que ministre des affaires culturelles. Lacouture écrit encore sous le regard invisible de son sujet et pourrait fort bien se voir contestées quelques-unes de ses affirmations. Si l’hypothèse d’une réelle autocensure est difficile à valider, le problème de la prise de distance historique avec le sujet est, lui, réel. La seconde version de la biographie date de 1976 après la mort de Malraux, et libère peut-être l’historien de cette contrainte. Le chapitre « La mémoire » a été modifié (en témoignent les sources bibliographiques qui datent d’après 73) et un post-scriptum « 23 novembre 1976 » a été ajouté, écrit semble-t-il, sur le vif de la disparition. « Nous l’avons aimé, détesté, suivi, condamné, admiré selon qu’il était l’auteur des Conquérants ou le héraut du RPF… » Le texte de 76 affronte plus clairement la question du bluff et du rôle du mensonge dans la psychologie malrucienne mais c’est pour mieux les récuser en rappelant que l’homme s’engagea et sut prendre des risques tout au long de sa vie. La belle citation des Petits Poèmes en prose (« Les Fenêtres ») de Baudelaire mise en exergue de l’ouvrage vaut alors comme un programme de lecture : « Peut-être me direz-vous : ‘Es-tu sûr que cette légende soit vraie ?’ ‘Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis.’ »
Pour sa part, Olivier Todd écrit en 2001 sa biographie parue chez Gallimard (André Malraux : une vie[2]) et le contexte n’est plus le même : le rapport au gaullisme et à son héritage a évolué, à la suite de la chute du mur de Berlin, le monde est moins marqué par les idéologies dominant la guerre froide. On commence à faire valoir un « droit d’inventaire » de la mémoire et les politiques culturelles de démocratisation menées depuis Malraux sont ainsi évaluées. Des témoins ont parlé parfois sans concession avec le mythe malrucien ( Clara Malraux et Alain Malraux notamment mais aussi des collaborateurs de Malraux au ministère comme Émile Biasini). Le monde des lettres s’est peu à peu détourné des textes à thèses, la légitimité des intellectuels a été discutée et l’engagement politique n’est plus tout aussi valorisé, le public enfin, s’est éloigné des romans jugés parfois compliqués de Malraux. Les fictions ou « embellissements » biographiques du personnage ont été révélées et le « misérable petit tas de secrets » qu’est l’intimité est devenu la grille de lecture quasi exclusive des comportements humains. Sans concession, la psychanalyse « gratte la fresque »[3] de la grandeur. En somme, la génération qui a lu Malraux a vingt ans se sent autorisée à régler ses comptes avec son maître à penser (ou à rêver) à mesure qu’elle a elle-même erré dans le siècle des excès. Et Todd de concéder avant d’ouvrir les hostilités : « Carte sur table : Malraux compta pour moi. » Comme ses contemporains, Todd hérite de l’esprit du soupçon et des procès en politique ou en littérature dont Sartre a pu être friand : le clivage gauche/droite de la guerre froide a peu à peu conduit à concevoir la vie de Malraux comme une imposture sinon une trahison. L’homme passe alors devant l’œuvre et l’éclipse dangereusement: « Jusqu’à quel point Malraux délira-t-il ? » demande Todd sans ambages au détour d’une phrase. Les temps changent et Malraux en fait les frais, quitte à servir d’exutoire aux illusions perdues de ses anciens admirateurs.
Le parcours personnel de Lacouture et celui de Todd sont à ce titre, révélateurs : l’un est né en 1921 et a 20 ans d’écart avec Malraux. L’autre est né en 1929, ce qui met une vraie génération entre eux. Huit ans, c’est en effet à la fois peu et beaucoup. Lacouture a fait des études de lettres et de droit, il a été journaliste et s’est engagé à gauche contre le général de Gaulle quand celui-ci était au pouvoir. Passionné par l’Indochine, il a pu soutenir un temps l’avènement des Khmers rouges au pouvoir. Il a quarante ans quand Malraux est ministre et peut en toute logique écrire : « Cet humanisme emporté, péremptoire et rassembleur, qui peut dire qu’il ne l’a pas, un jour ou l’autre concerné ? Qui d’entre nous si mal qu’il ait saisi ses chances, n’a pas rêvé, quelque jour, d’accomplir les rêves de cet agitateur des mots ? » Todd pour sa part, a une trajectoire politique plus marquée à gauche, il a collaboré avec Les Temps modernes dans les années 50 et il a été proche de Sartre au moment où celui-ci s’est violemment opposé à Malraux… Sa formation anglo-saxonne lui apporte de plus un point de vue moins tributaire du nationalisme français et l’a sans doute rendu moins sensible à la mythologie du pays développée par Malraux du temps de sa collaboration avec le RPF puis en tant que ministre. La génération qui sépare Todd de Malraux compte bien plus que pour Lacouture d’autant que ce dernier a rencontré Malraux alors que le premier lui a préféré la fréquentation de son œuvre. Lacouture se met ainsi en scène dès le début de sa biographie en se plaçant comme témoin dans le salon de Verrières et il réapparaît à la fin du livre pour offrir une synthèse magistrale des vies multiples de l’écrivain. Sa légitimité est aussi celle du témoin. Chez Todd, l’origine personnelle de la biographie est de même assumée dès le départ mais elle conduit à des jugements plus tranchants et à une interprétation de la vie de Malraux bien plus critique. Le chapitre liminaire intitulé « L’eau du coeur » le met lui aussi en scène mais dans sa découverte des écrits malruciens. L’émotion surgit à la lecture des romans : « Le style m’entraine et m’émeut. » Au travers d’un lecteur imaginaire qui est son double, Todd évoque ensuite sa fascination tout en s’en détachant peu à peu : déjà, ce n’est plus lui mais c’est l’autre qu’il va falloir déciller : « Des lecteurs passionnés ou embarrassés ont décrypté leurs propres expériences au prisme des œuvres de Malraux et de sa vie. » Todd poursuit par le récit d’une rencontre avec Jacques Chirac lui permet à nouveau de mettre dans la bouche d’un autre que lui, les critiques qui lui brûlent les lèvres : c’est ainsi Chirac qui « n’aime pas les livres de Malraux sur l’art », c’est aussi lui qui affirme que l’émotion n’est pas l’admiration. Todd prend certes ses distances vis-à-vis de cette vision très officielle de Malraux qu’il qualifie d’aseptisée mais il s’en fait tout de même l’écho. Enfin, il affronte les biographes qui l’ont précédé et parmi eux, Lacouture, se reconnaît comme en filigrane : « Dans chaque biographe, se débat un policier amoureux, parfois jaloux, parfois comblé, émerveillé, abasourdi – pris, dépris, repris par ses incertitudes. Avec scepticisme, sans cynisme, il faut soulever toutes les questions. » Une référence à Sartre surgit pour finir sous une plume qui, sous le prétexte de révéler la vérité, n’est jamais très tendre avec son sujet. Passons à présent à la fin de l’ouvrage : le dernier chapitre de la biographie rédigée par Todd dresse tout comme Lacouture l’a fait avant lui, un portrait synthétique de Malraux ; mais là où l’un parle d’héritage n’hésitant pourtant pas à trancher dans le vif du mythe admiratif à propos du Bengale et du Vietnam (« Etrange texte d’ailleurs [interview de Malraux au Figaro], de la part d’un homme qui met en cause la stratégie américaine indirectement responsable de la situation au Bengale, alors qu’il regarde sans piper mot les mêmes Américains massacrer depuis des années le peuple vietnamien auquel le liait pourtant des obligations anciennes. »), l’autre observe avec acuité les traces ou cicatrices d’une désillusion. Il y eut selon lui une grande œuvre (L’Espoir) et une vie somme toute bien inférieure.
Si on s’intéresse à présent au contenu même des deux ouvrages on peut confirmer l’intuition déjà ébauchée par cette brève comparaison entre leurs chapitres liminaires. On s’attachera à deux épisodes importants de l’existence de Malraux : le vol des statues en Indochine et la guerre d’Espagne.
Écrit au présent chez Todd qui joue ainsi sur l’effet de réel saisissant, l’épisode du vol des statues khmères est d’abord qualifié de « prélèvement » non sans ironie ou prudence comme on préfèrera. Le biographe insiste particulièrement sur les dégâts causés par Malraux dans le temple ainsi que le font à l’heure actuelle tous les guides qui présentent le Temple de Banteay Srei aux touristes français : « Ils arrachent plus qu’ils ne détachent. » Todd détaille ensuite les motifs d’accusation et précise notamment le fait que Malraux n’a pas réglé des factures sur place et que l’acte du vol pourrait se doubler d’une possible escroquerie. Il mentionne également les arguments de Groslier (l’existence d’une confusion possible entre deux temples) qui joueront finalement en faveur de Malraux lors du procès d’Hanoï. Stylistiquement parlant, Todd introduit des dialogues en style direct et fait parler son personnage sans que les citations proposées ne soient attestées. « J’agis donc je suis. Je n’agis, j’écris donc je suis. » Assez prudent quant à la qualification de vol, Todd ne condamne pas vraiment Malraux mais il se sert davantage de l’épisode pour montrer comment il a joué un rôle de catalyseur psychologique dans l’existence du futur romancier. Le vol fabrique l’artiste qui compense ses échecs par l’écriture. La lecture psychologisante prime alors sur le point de vue de l’historien. Chez Lacouture, l’optique est sensiblement différente : les faits sont narrés au passé (comme tout le reste de la biographie) ce qui introduit une distance à la fois historique et analytique. L’épisode est pour le biographe l’occasion de l’évocation du système colonial en Indochine – sujet qu’il maîtrise parfaitement et qui le passionne. S’appuyant sur sa connaissance érudite du pays et de ses élites, Lacouture rétablit le contexte politique de l’aventure du temple puis de celle du journal L’Indochine. Son récit est bien plus long que celui de Todd et il s’appuie davantage sur les mémoires de Clara Malraux ainsi que sur la version romanesque que La Voie royale donne des faits. Peut-être moins neutre que Todd, Lacouture reproduit longuement les actes du procès Malraux qu’il n’hésite pas à commenter par quelques points d’exclamation mis entre parenthèses ou par des incises ironiques. De même, il épluche la presse et la moque à l’occasion. Ayant rencontré personnellement Chevasson, Lacouture valorise son travail de recherche et donne ainsi du crédit à son récit. Il néglige en revanche la question des dégâts matériels faits sur place, cet aspect l’intéressant moins que le point de vue politique et la métamorphose de jeune dandy Malraux en « révolutionnaire » proche des communistes. Pour résumer cette rapide première ébauche de comparaison : sans minorer l’épisode du vol des statues, Todd passe assez rapidement sur cette action pourtant capitale dans la vision commune du personnage de Malraux. Il n’a pas pu rencontrer des témoins contrairement à Lacouture et le sujet est sans doute trop rebattu pour être véritablement original et lui permettre de se démarquer. Le point de vue de Lacouture est plus informé et par là autorise non seulement des développements plus longs mais également des commentaires plus subjectifs. Spécialiste de la question indochinoise, le biographe est peut-être moins dupe que Todd des arguments exposés dans le procès ou du moins les remet-il dans une perspective politique régionale. Son intérêt pour les joutes entre Malraux et la presse locale ébauche en revanche un portrait vif et déjà haut en couleur du futur écrivain, là où Todd le rend plus passif, tributaire des événements et en tout cas bien plus atteint psychologiquement par le relatif échec de l’aventure indochinoise.
Autre événement fondateur dans la vie de Malraux, la guerre d’Espagne a également un traitement différent et éclairant dans les deux biographies examinées. Cette période comporte des passages obligés (l’histoire de la république espagnole et l’attitude non-interventionniste des démocraties européennes, le rôle de Malraux dans la guerre et l’efficacité de son escadrille, le voyage à New-York et les conférences-propagande que l’écrivain a données, l’écriture du roman et son adaptation cinématographique, le retour en France et le bilan mitigé de l’aventure) qui sont diversement mis en lumière par les deux biographes. Chez Lacouture la guerre d’Espagne occupe un seul chapitre de 50 pages divisé en sections (Le Coronel, les volontaires d’Albacete, Ce qu’il reste d’Espoir). Le biographe insiste tout particulièrement sur le contexte historique de l’aventure malrucienne ; partant de l’Espagne éternelle de Goya et de Cervantès, il arrive à la situation fragilisée de la République en 1936 et met surtout l’accent sur le rôle singulier des formations anarchistes dans le paysage politique local. Il utilise souvent les témoignages des principaux acteurs de l’époque et dresse ainsi un portrait de Malraux à l’aide des citations composites de ses contemporains. Au détour d’une phrase, il n’hésite pourtant pas à être critique : « Ces sept mois de combats et de débats, tout indique que le mythomane pris cette fois dans un bloc d’action réelle comme le filon dans son rocher, les a évoqués avec une surprenante fidélité. » Concernant la rédaction de L’Espoir, Lacouture fait le choix d’en raconter les étapes mais de s’en servir essentiellement comme une source capitale pour narrer ce que fit Malraux. L’Espoir, c’est Malraux en Espagne. « On se réfèrera souvent à L’Espoir pour décrire l’action de Malraux en Espagne du début août 1936 à la fin février 1937. » De fait, c’est prendre le roman pour un récit où la fiction est secondaire et surtout où le style ne métamorphoserait pas puissamment le réel : un roman-reportage en somme. C’est également valider l’équation vie = oeuvre qui vaut alors comme une grille globale d’interprétation de l’ensemble de l’existence de Malraux. « Reportage génial, certes, et par là, sublimant la réalité. Mais reportage, et par là reflet de la vérité. » L’Histoire prime en tout cas pour Lacouture : s’il suggère que le courage remarquable de Malraux a sans doute sa source dans l’angoisse de ne pas assez affirmer sa virilité, il passe en revanche très rapidement sur les complications conjugales de l’écrivain alors partagé entre Clara et Josette. Préférant l’évocation de la fraternité virile de l’escadrille cantonnée à Albacete au compte-rendu des aléas du mariage des Malraux, Lacouture passe également rapidement sur la mort du journaliste Louis Delaprée dont la presse de droite suggèrera que Malraux est le responsable ainsi que sur les vives critiques d’Hidalgo de Cisneros, chef de l’aviation républicaine, à propos des effets négatifs de l’escadrille dans la guerre d’Espagne. Enfin, Lacouture mentionne une longue citation de Mauriac qui dresse un portrait en demi-teinte de Malraux discourant à la Mutualité. Le biographe fait néanmoins son choix dans le portrait « du petit rapace hérissé » et tronque les mots de Mauriac quand il les juge trop méchants : il se contente ainsi de mentionner le qualificatif d’« esbroufeur myope ». Lacouture prend de plus ses distances avec Mauriac par un bref commentaire (« Littérature de classe… ») mais on le sent peut-être lui aussi dubitatif quant à la réussite de Malraux en Espagne.
Todd pour sa part, reprend ce même texte de Mauriac mais il le cite in extenso dans ses passages les plus critiques : « Quoiqu’il ait raconté de lui, nous ne l’avons jamais cru tout à fait. Il y a de l’esbroufeur dans cet audacieux, mais un esbroufeur myope, qui n’a pas d’antennes, qui se fie trop à notre bêtise. » La citation rétablie blesse davantage et Todd prend soin de ne pas la commenter, ni de l’infléchir, la faisant ainsi indirectement sienne. Le ton est donné. En effet dans l’ouvrage de Todd, si l’épisode espagnol occupe quatre chapitres soit 80 pages environ, le biographe insiste d’emblée sur les liens entre Malraux et le Parti communiste. Todd utilise de nombreux discours politiques de Malraux mais il ne mentionne pas toujours les guillemets autour des paroles citées ou reconstituées. Le doute plane parfois. Qui parle ? Malraux ou Todd ? Le biographe replace judicieusement l’engagement espagnol de l’écrivain dans sa lutte antifasciste de l’entre-deux-guerres. Il détaille les tractations de Malraux pour obtenir les avions de l’escadrille à la fois pour montrer sa ténacité mais également son sens de la négociation voire de la manigance. Le ton est rarement tendre. Florilège : « Malraux souhaite se transformer en chef efficace. Une place de brillant second ? Jamais. Il se voit organisateur, acheteur, et d’abord combattant. (…) Il se prend pour un stratège. (…) Il surestime, sous-estime, prend des allures de conspirateur. » « Malraux ratisse large. » Todd accorde beaucoup d’importance à l’évocation des amours de Malraux : pour lui Malraux s’engage en Espagne pour fuir Clara. Au fil de la narration, on observe la montée en puissance de phrases nominales souvent tranchantes (« Bien vu. Mal vu. Souhait pieux. » ou de remarques à double sens: « Il se drogue de travail, boit la fraternité virile à pleines lampées. »[4] Passionné par les rapports de Malraux avec les communistes, Todd met l’accent sur les discussions de l’écrivain avec Gide sur la parution de Retour d’URSS que Lacouture avait plutôt négligées. Exit l’anarchisme et bienvenue à la propagande soviétique dont Malraux se ferait le promoteur. De même, un long passage concernant les polémiques entre l’écrivain et Trotski permet à Todd de mettre en valeur les « mensonges » ou les accommodements de Malraux avec la vérité. « Mais M. Trotski, continue Malraux, est à tel point obsédé par son destin que, lorsqu’un homme qui, après huit mois de service actif en Espagne, déclare que l’aide à l’Espagne doit passer avant tout, il croit devoir s’en méfier.
Six, sept ou 8 mois ? se demande Todd. Qu’importe ! Six mois serait plus près de la vérité. Inutile de chipoter, encore qu’une accumulation d’erreurs dérisoires puisse, en fin de course, constituer une grosse contre-vérité. » Lors du séjour de Malraux aux Etats-Unis, Todd souligne dans le même sens les embellissements discursifs de l’orateur : le biographe minore par exemple les blessures que l’écrivain affirme avoir reçues au combat. « Malraux souhaiterait sûrement être blessé au corps comme à l’âme. » Le biographe bascule sur une explication psychologisante avec une ironie mordante : « Certaines blessures de l’âme ou de l’esprit sont plus cruelles que des blessures physiques – si l’on veut. La blessure par balle de Malraux est celle de ses camarades confondus. Il porte les plaies du Christ et de l’escadrille. » Plus loin Todd insiste plus que Lacouture sur la possible responsabilité de Malraux dans la mort de Delaprée. Il joue en effet sur une confusion possible : si Malraux ment sur ses blessures, il le pourrait tout aussi bien sur le reste…
Enfin, Todd aborde « son autre front [de Malraux] – son meilleur ? – la littérature » avec la rédaction de L’Espoir, roman qu’il apprécie entre tous. S’appuyant sur une fine étude des cahiers préparatoires, il distingue plus que Lacouture la réalité des faits et leur métamorphose littéraire, quitte à interpréter les écarts observés comme des compensations intimes. Plus précis que Lacouture, Todd évoque les conditions de rédaction du roman, il en analyse finement l’écriture, la structure et les épisodes. Mais l’explication attentive du roman aboutit à une grille de lecture peut-être trop réductrice : l’écriture serait pour Malraux une fuite, un divertissement et un rattrapage de ses échecs. « L’écrivain marche sur ses propres traces. » « Souvent les hommes s’engouffrent dans la guerre par lassitude. Malraux voyage, écrit, filme aussi parce qu’il s’enivre. La guerre est ignoble mais une incontestable distraction. » La psychologie reprend ici comme ailleurs le dessus sur la littérature.
On l’a bien saisi avec cet examen comparé de l’aventure espagnole, la seconde raison qui fait du cas « Malraux » un sujet très difficile à traiter est que dans sa vie, la fiction et le mensonge ont joué un rôle très considérable et fort ambigu. Le biographe est dès lors confronté au choix de lever ou pas le voile sur ces éléments et d’en interpréter les raisons. Volonté de puissance, mythomanie, pari, perméabilité fascinante entre la fiction et le réel ? S’agit-il de mensonges ou d’embellissements ? Où se trouve d’ailleurs la vérité d’une vie ? Là encore le point de vue choisi par Lacouture n’est assurément pas celui de Todd. Pour le premier la fiction fait partie de la vie du personnage ce qui permet d’ailleurs au biographe de passer très souvent du récit de l’existence à sa métamorphose romanesque sans plus de nuance, ni de transition. Le vol des statues est alors éclairé par des extraits de La Voie royale comme un miroir non déformant. L’esthétique, l’imaginaire et l’analyse du style romanesque malrucien en font parfois facilement les frais. Pour Lacouture, la puissance créatrice de l’artiste forge la grandeur de son existence sans qu’il devienne pour autant un faussaire ou pire un imposteur. « Ni dans Les Conquérant, ni dans L’Espoir, ni dans Les Noyers de l’Altenburg, ni dans cet énorme roman de la création que sont Les Voix du silence, il n’a mieux joué ce jeu des masques et des choses, de la mémoire et de cette sur-mémoire qu’est l’imagination, ni arbitrairement et diaboliquement enchevêtré les données de l’histoire à celles de la poésie romanesque. Avec tant d’audace que plus personne après cela ne peut plus lui dire : mais ceci n’est pas vrai ! Vrai, faux ? La Chine, l’Espagne, la résistance ? On revient à la phrase de Clappique de La Condition humaine (…) Ce n’était ni vrai, ni faux, mais vécu… » (…) « Allez donc savoir avec tous ces avatars. » Todd est pour sa part nettement moins séduit par ce montage habile de la fiction et du réel chez Malraux. C’est pourquoi il débusque avec l’insistance d’un policier (amoureux ou trahi ?) les mensonges de l’écrivain et s’attaque au misérable petit tas de secrets de son intimité avec la pugnacité d’un disciple de Freud. On suit alors pas à pas les hésitations pas toujours très courageuses de Malraux quant à son divorce avec Clara ou ses promesses non tenues à Josette Clotis. On décortique de même ses relations houleuses avec ses enfants. On ne peut non plus ignorer ses maladies, ses TOC, son cancer ou son alcoolisme. Pourquoi pas ? Cela fait après tout partie d’une vie (trop) humaine mais la tentation de l’ironie ou de l’instruction à charge est alors patente. Lacouture admire (peut-être trop ?) Malraux et se fait le défenseur du secret quand il est méprisable ou jugé inutile. Todd met tout en lumière – volonté de puissance, fascination pour le pouvoir, lâchetés…– quitte à faire peut-être basculer l’essentiel dans l’ombre. Bientôt le jugement sature le discours ainsi que le révèlent les légendes des photographies placées en cahier central. Pour éclairer une photo de Malraux devant une DS ministérielle, Todd s’interroge : « N’était-il pas surtout fait pour écrire des romans ? » Pour commenter un dessin de Wiaz, un satirique « Shiva bis » n’est pas plus neutre. Le choix même des photos n’est pas toujours à l’avantage du modèle… Le parcours du péritexte de la biographie de Todd est sur ce point limpide : si le texte peut encore sembler objectif, les légendes et surtout les notes de bas de page sont bien plus partisanes. On y trouvera pêle-mêle la recette du pigeon André Malraux de Lasserre, des remarques humoristiques mais également quelques traits plutôt vifs que Todd ne prend pas toujours en charge mais qu’il choisit de mentionner: « Malraux menteur, hypocrite et dragueur… » Il resterait à déterminer chez le lecteur quelle image demeurera de Malraux à l’issue de ces deux grands textes… A suivre.
Ce bref parcours des deux biographies nous a en tout cas permis sinon de préférer l’une à l’autre, du moins de souligner quelques éléments importants : tout d’abord toute écriture, même scientifique, est orientée car humaine. L’objectivité absolue est donc un leurre. Le travail du biographe exige de l’érudition mais également une réflexion initiale sur son projet et le sens qu’il souhaite donner tout à la fois à son livre mais aussi à la vie dont il retrace le déroulement. S’il demeure toujours des trous d’ombre, des oublis ou des ignorances, il y a surtout une volonté d’éclairer tout autant que d’interpréter. Cela implique des choix stylistiques (plan, titres des chapitres, niveau de langue, discours direct ou indirect…) mais également des jeux plus ou moins visibles sur les notes de bas de page, les annexes, des incises ou des parenthèses où se logent des aveux rendus ainsi plus discrets que dans le corps du texte. On écrit enfin à partir d’un présent qui n’est jamais neutre sur le plan idéologique y compris dans un monde qui pense en avoir fini avec ce type d’écrans : la grille de lecture psychanalytique côtoie l’essentialisme contemporain, la quête du scoop amène à dénicher la vérité de l’être dans ses secrets plus que dans ses discours officiels. Mais toute biographie sera utile si elle permet de découvrir ou de redécouvrir un homme et une œuvre. A ce titre les dernières phrases de Lacouture comme celles de Todd sont tout autant significatives de leurs personnalités respectives que de leur réussite littéraire. Ecrites pour évoquer Malraux, elles sont également des autoportraits que le lecteur, à son tour, aura pour tâche de scruter pour y découvrir des repentirs ou de nouveaux reflets : « Sa vie n’est pas un prétexte, c’est une fin. Son oeuvre est compensatoire. Vie construite comme une œuvre, œuvre pantelante comme une vie sont les deux formes d’une intense organisation de soi, comme volonté d’abord et ensuite comme représentation. » (Lacouture) « Il faut plisser les yeux, accommoder, repérer sous l’homme l’écrivain décapé de ses comédies et déceler ses tragédies. Ce personnage confondant ne voulait pas subir un destin médiocre et se crut obligé de corriger, de métamorphoser par les mots. Il laissa le militant, le guerrier tellement appliqués en lui, l’emporter sur l’écrivain. » (Todd) A vous de jouer au « policier amoureux » !
[1] Les citations mentionnées dans cet article sont toutes extraites de l’édition de poche Seuils, Points de 1976.
[2] Les citations mentionnées dans cet article sont toutes extraites de l’édition Gallimard de 2001.
[3] L’expression est dans Les Voix du silence à propos de l’interprétation biographique des œuvres d’art.
[4] On retrouvera ce type de sous-entendus pas très heureux en conclusion de l’ouvrage de Todd : « A la fin de sa vie, il fut aussi ivre de lui-même que de mots. » P. 614.