L’entre-deux-guerres a été ressenti en France, de la même façon qu’ailleurs en Europe, comme une période de crise. En témoigne le célèbre propos de Valéry en 1919 sur « les civilisations mortelles ».1 Les différents secteurs du champ intellectuel français ont néanmoins réagi d’une manière très différente face à cette crise. Le champ nationaliste Le champ nationaliste avait créé dès 1920 avec la Revue universelle une plate-forme intellectuelle dont Henri Massis était le rédacteur en chef et l’historien Jacques Bainville le directeur. «En hommage à cette universalité de l’intelligence», explicite le programme liminaire le nom du périodique, qui propose de «présenter des idées françaises authentiques […] apportées jusqu’à nos jours par la bonne tradition», mais obscurcies par «les modes de la Révolution et du romantisme».2 Dès les premiers numéros, Barrès et Massis intervenaient par des articles dans la revue. La mobilisation intellectuelle contre l’Allemagne a été un des points centraux de la Revue universelle. Le directeur Jacques Bainville ne cessait de mettre en avant la nécessité d’une bonne information sur l’ennemi: «Le Devoir de l’État français est clair. Il doit porter sur les choses de l’Allemagne une attention méthodique. Il doit organiser cette information. Quant à la tâche des particuliers, elle consiste à renseigner l’opinion publique et à avancer aussi loin que possible dans la connaissance de l’Allemagne.»3 «C’est la seule manière de la gagner.»4 Il faut insérer ces prises de positions dans la vision globale de l’Allemagne des intellectuels se réclamant du nationalisme intégral. Ces derniers partaient toujours 1 Voir François Chaubert, « Le motif de la crise de civilisation dans l’entre-deux-guerres », in : Christophe Charle & Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, t. II : De 1914 à nos jours. Paris, Seuil, 2016, p. 48 – 51. 2 « Notre programme », La Revue universelle, I, 1920, p. 1, cité d’après Michael Einfalt, Nation, Gott und Modernität : Grenzen literarischer Autonomie in Frankreich 1919 – 1929. Tübingen, Niemeyer, 1998, p. 29. 3 Jacques Bainville, « L’Allemagne mystérieuse », La Revue universelle, I, 1920, p. 264, cité ibidem, p. 37. 4 Pierre Lasserre, « Comment vaincre la pensée allemande ? », La Revue universelle, III, 1920, p. 431, cité ibidem, p. 31. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 1 21.12.18 08:24 2 d’une image de leur propre nation. A leurs yeux, la France était le leader naturel de l’Europe et elle avait perdu cette position à la suite des faiblesses internes engendrées par la Révolution française et les institutions démocratiques. Il fallait donc élaborer un programme de restauration de la prééminence française. Jacques Bainville écrivait ainsi: «Le nationalisme est une attitude de défense rendue nécessaire par la faiblesse de l’État français.»5 Ce nationalisme se définissait également par rapport aux autres nations. Eugène Weber souligne ainsi que le domaine dans lequel l’Action française restait la plus active pendant les années de relative stagnation politique fut celui des affaires étrangères: «Ce fut la politique étrangère du journal qui lui rallie bien des sympathies ébranlées ou perdues en raison de ses autres opinions.»6 Stephen Wilson relate à son tour que nombre des dirigeants de l’Action française avaient beaucoup voyagé. Maurras, Bainville et Léon Daudet avaient visité de nombreux pays étrangers et Bainville s’intéressait particulièrement aux relations internationales.7 Cependant, les voyages ne devaient pas ouvrir l’horizon vers les autres pays, mais aiguiser aux dires de Louis Bertrand « le sens de l’ennemi », confirmer le sentiment national. Les voyages à l’étranger avaient fait prendre connaissance à Maurras ou Bainville, comme ils l’affirmaient à maintes reprises, la faiblesse de la France face à la force des nations voisines, qu’ils entendaient combattre par leurs propositions politiques. Les maurrassiens ne partaient pas d’une conception générale de la nation, mais de l’idée d’un profil spécifique de chaque nation comme une donnée historique plus ou moins immuable. Si la France avait une fonction de guide, ce n’était pas, à leurs yeux, pour propager un message universel de la liberté, mais pour défendre l’idée d’un ordre constitué par le double héritage de la civilisation gréco-romaine et du catholicisme.8 Les nationalistes étaient particulièrement hostiles à toute conception internationaliste, mais aussi à l’idée de l’Europe, qui aurait à peine existé au Moyen Âge, et cela uniquement du fait de la persistance de l’idée de l’Empire romain, et qui n’était plus en rien une réalité actuelle. «L’Europe ? Qu’est-ce que c’est l’Europe ?», demandait Maurras. «Quelle communauté de vues peut-on supposer entre un Hollandais qui cultive ses tulipes et un Macédonien perdu dans ses rochers ? »9 Face au bolchevisme, les nationalistes intégraux propageaient tout de même l’idée d’une entité transnationale, celle de l’Occident. Léon Daudet, Louis Bertrand et Bainville avaient accepté l’image présentée par Massis dans sa Défense de l’Occident (1927), à savoir celle d’une Europe menacée par les forces croissantes de l’Est. Mais l’Occident de Massis était une Europe extrêmement réduite. La frontière orientale de l’Occident se situait pour lui sur les bords du Rhin et cette notion 5 Jacques Bainville, Journal. Paris, 1948, tome I, p. 83, cité d’après Stephen Wilson, « La France et l’étranger », Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome XX, juillet – sept. 1973, p. 465. 6 Eugen Weber, L’Action française. Paris, Stock, 1962, p. 309. 7 Stephen Wilson, « La France et l’étranger », p. 465. 8 Je résume ici les thèses de Stephen Wilson, ibidem, p. 486. 9 Cité ibidem, p. 466. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 2 21.12.18 08:24 3 de l’Est englobait, en dépit de toute logique géographique, également l’Angleterre. Parmi cette philosophie «asiatique» qui aurait détruit la civilisation gréco-romaine, Massis comptait Browning, Blake, Nietzsche et Dostoïevski. Il reprochait surtout à la psychologie culturelle allemande représentée par Spengler et Kayserling d’avoir ouvert la voie vers l’Asie. Barrès était un des représentants les plus en vue du camp nationaliste. Partageant avec Maurras le sentiment de la décadence française, Barrès républicain n’appartenait pourtant pas à l’Action française. Dès 1897, il avait publié son roman Les Déracinés présentant sa thèse de l’anti-universalisme : on ne fait pas «avec des petits Lorrains, avec des enfants de la tradition, des citoyens de l’univers, des hommes selon la raison pure. » Barrès met en scène dans son roman un professeur de philosophie qui invite ses élèves à quitter leur terre pour aller étudier à Paris, ville cosmopolite. En tentant d’accéder à l’universel, les étudiants vont se défaire de leurs attaches régionales, du lien charnel à la terre. Cette «élévation» va pour beaucoup se transformer en perdition. Arrivés dans la capitale, les étudiants les plus pauvres n’atteindront pas la gloire, seulement l’isolement et le vice. Par cet exemple négatif, Barrès fait l’éloge de l’enracinement, de l’attachement à la petite patrie qui impliquera celui à la grande patrie.10 La France trouve son unité morale et sa force, selon lui, uniquement si elle s’attache à la terre et aux Morts, comme il l’affirme dans une conférence le 10 mars 1899. «Cette voix des ancêtres, cette leçon de la terre que Metz sait si bien nous faire entendre, rien ne vaut davantage pour former la conscience d’un peuple. La terre nous donne une discipline, et nous sommes les prolongements des ancêtres.»11 L’influence de Barrès est encore grande après la Première Guerre mondiale, et il défendra ses thèses dans sa trilogie Les Bastions de l’Est. 12 La région de l’Est de France devait selon lui jouer un rôle de pont entre la latinité et le germanisme. La nation qui était sortie victorieuse de la Première Guerre mondiale devait se présenter en tant que culture supérieure et favoriser des évolutions positives de la culture allemande, qui se détacheraient des interprétations prussiennes et pangermanistes. Barrès attribue ainsi aux «bastions de l’Est» une fonction surtout défensive.13 Il se trouve en symbiose parfaite avec l’Action française, qui «ne cesse de prôner le retour aux sources de la tradition nationale, une opposition irréductible à l’esprit prussien».14 10 Voir Wiebke Bendrath, Ich, Region, Nation. Marice Barrès im französischen Identitätsdiskurs seiner Zeit und seine Rezeption in Deutschland. Tübingen, Niemeyer, 2003, p. 65 – 93. 11 Barrès, L’Œuvre de Maurice Barrès, t. V, Paris, Plon, 1965, p. 89. 12 Si Barrès avait défendu d’abord l’unité culturelle de l’Europe, il reniera plus tard ses convictions européennes pour « employer tout son talent à célébrer une vérité qui ne peut plus être que française » (Eric Roussel, « Barrès et l’Action française », in : Barrès. Une tradition dans la modernité, dirigé par André Guyaux, Joseph Jurt, Robert Kopp. Paris, Honoré Champion, 1991, p. 147). 13 Wiebke Bendrath, Ich, Region, Nation, p. 281 – 285. 14 Eric Roussel, « Barrès et l’Action française », p. 148. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 3 21.12.18 08:24 4 André Gide André Gide, de sept ans seulement plus jeune que Barrès, ne pouvait partager le culte de l’enracinement et de la petite patrie. Dès la publication du roman Les Déracinés, il s’était adressé à Barrès: «Né à Paris, d’un père uzétien et d’une mère normande, où voulez-vous, monsieur Barrès, que je m’enracine ? J’ai donc pris le parti de voyager.»15 Avoir une origine multiple n’était pas un défaut pour Gide, mais une richesse. Cet esprit d’ouverture devait le caractériser pendant l’entre-deux-guerres; et Gide opta alors pour une attitude cosmopolite conçue comme une entente et un échange entre des élites qui partageaient une certaine conception culturelle. D’après Gide, on était entré après la Grande Guerre dans un «monde neuf».16On ne pouvait plus se référer à la manière de Barrès au passé : «Tout ce qui représente la tradition est appelé à être bousculé […].» L’esprit cosmopolite qu’il promulguait n’entendait nullement dissoudre ou dépasser les cultures nationales respectives. Dans son article «Réflexions sur l’Allemagne » paru dans la NRF du 1er juin 1919, il en appelait à un échange entres les cultures: «A vrai dire, cette culture nouvelle promettait d’être non tant spécialement française qu’européenne ; il semblait qu’elle ne pût pas se passer plus longtemps de la collaboration de l’Allemagne.»17 Et Gide s’en prend à ceux qui auraient fait croire que – par cet appel à une culture européenne – « nous prétendions dénationaliser les littératures lorsque, au contraire, nous ne reconnaissions de valeur qu’aux œuvres les plus profondément révélatrices du sol et de la race qui les portaient […] c’est en se nationalisant qu’une littérature prend place dans l’humanité et signification dans le concert. »18 Gide ne prétendait plus comme avant la Grande Guerre que la France était la seule héritière de la Grèce. L’héritage de l’Antiquité est conservé, affirmait-il, dans la culture européenne et ne peut être réclamée par une seule culture. Pour cette raison, on ne saurait exclure l’Allemagne du « concert européen » : «C’est une absurdité que de rejeter quoi que ce soit du concert européen. C’est une absurdité que de se figurer qu’on peut supprimer quoi que ce soit de ce concert. Je parle sans aucun mysticisme : l’Allemagne a suffisamment prouvé en quoi elle pouvait être utile et nous avons suffi15 André Gide, « A propos des Déracinés de Maurice Barrès », L’Ermitage, février 1898, repris dans André Gide, Essais critiques. Paris, Gallimard, 1999, p. 4 (« Bibliothèque de la Pléiade »). 16 André Gide, Incidences. Paris, Editions de la N.R.F, 1924, p. 16. 17 Ibidem, p. 17. Gide retourne la métaphore de l’enracinement utilisée par Barrès au sujet de l’Allemagne contre celui-ci : « L’absence de forme propre permettait à cette matière allemande élastique d’être versée dans tous les trous. En temps de paix déjà nous avions vu comme elle pénétrait les spongieux pays d’alentour […]. Elle est de la famille des ficus et comparable au banian sans tronc principal, sans définition, sans axe, mais dont la moindre ramille (et même détachée du tronc) pousse au plus vite, où que ce soit, en haut des bras, en bas des racines, et vit, croît, prospère, s’élargit et devient à son tour forêt. L’Allemagne se passe des théories de Barrès ; elle s’en rit. J’ai toujours dit qu’il était bien fâcheux que Barrès ait contre lui la botanique. » (Ibidem, p. 14). 18 Ibidem, p. 18. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 4 21.12.18 08:24 5 samment démontré ce qui nous manquait. L’important c’est d’empêcher qu’elle domine. »19 Même si Gide approuve l’entrée de l’Allemagne dans le «concert des nations», il s’inspire tout de même d’une vue stéréotypée du pays voisin. Il prétend, par exemple, que les Allemands ont du mal à se détacher de la masse et de s’individualiser. Dans le domaine de la société, le culte de la règle et de l’obéissance en serait la conséquence. En littérature, ils auraient du mal à créer des figures, des individus. «C’est là que fait faillite leur culture. Le grand instrument de culture, c’est le dessin, non la musique. Celle-ci déséprend chacun de soi-même ; elle l’épanouit vaguement. Le dessin au contraire, exalte le particulier, il précise ; par lui triomphe la critique. La critique est la base de tout art. […] N’étant jamais particulier lui-même, l’Allemand ne sent la particularité d’aucun être ni d’aucune chose ; il n’a jamais su dessiner. La France est la grande école de dessin de l’Europe et du monde entier.»20 En 1923, Gide développe ses idées dans un article publié dans la Revue de Genève sous le titre significatif «L’avenir de l’Europe». Il y reprend le constat d’une crise de civilisation que l’Europe parcourt: «Je crois que nous assistons à la fin d’un monde, d’une culture, d’une civilisation; que tout doit être mis en question».21 Mais il s’oppose résolument aux réponses des « partis conservateurs » qui estiment « pouvoir loger l’avenir dans les institutions du passé»22 ; à ses yeux, «les formes vieilles ne peuvent convenir aux forces jeunes».23 Il apostrophe Barrès et le compare à la femme de Loth : «[…] à reporter ses regards en arrière, à contempler sans cesse « la Terre et les Morts», on devient une statue de sel».24 Ce n’est pas en s’installant dans le passé et l’isolement qu’on arrive à mieux connaître son propre pays: «[Je tiens] pour une grave erreur de croire que l’on connaît son propre pays d’autant mieux que l’on connaît moins bien les autres. Pour ma part je puis dire que c’est en milieu étranger que j’ai le mieux compris, le plus aimé la France. On ne peut bien juger sans quelque recul; et c’est aussi là ce qui fait qu’il faut se renoncer pour se connaître.»25 Gide s’oppose ainsi à tout protectionnisme intellectuel, à ce qu’il nomme «l’infatuation isolante du nationalisme».26 Mais en même temps, il rejette «cette dépersonnalisation que voudrait l’internationalisme».27 Gide se définissait, comme nous l’avons vu, comme cosmopolite, le terme, né au XVIIIe siècle, désignant en effet les rapports entre gens d’une élite (le plus souvent aristocratique). Par le terme internationalisme, né vers le milieu du XXe siècle, on ne qualifiait plus les rapports privilégiés entre les membres d’une élite, mais l’alliance internationale des classes populaires et le développement de la solidarité entre les peuples. Péguy parlait dans 19 Ibidem, p. 17. 20 Ibidem, p. 13, 19. 21 Ibidem, p. 32. 22 Ibidem, p. 32. 23 Ibidem, p. 32. 24 Ibidem, p. 24. 25 Ibidem, p. 24 – 25. 26 Ibidem, p. 33. 27 Ibidem. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 5 21.12.18 08:24 6 L’Argent de l’internationalisme comme d’un «système d’égalité politique et sociale et de temporelle justice et de mutuelle liberté entre les peuples», qui serait ensuite devenu entre les mains de Herr et de Lavisse « une sorte de vague cosmopolitisme bourgeois vicieux».28 En prenant ses distances par rapport à l’internationalisme, Gide pense sans aucun doute à Henri Barbusse et aux intellectuels réunis autour de sa revue Clarté. Face à un internationalisme planétaire, Gide plaide pour un «patriotisme européen» basé sur le respect de la particularité ouverte de chaque nation, le particulier s’ouvrant à l’universel et l’universel se reflétant dans le particulier: «Je l’ai dit maintes fois et depuis bien longtemps déjà : c’est en étant le plus particulier qu’on sert le mieux l’intérêt le plus général; et ceci est vrai pour les pays aussi bien que pour les individus. Mais cette vérité doit être fortifiée par la suivante : C’est en se renonçant qu’on se trouve.»29 L’internationalisme de Barbusse et de Romain Rolland avait sans aucun doute une forte dimension politique. Or, pour Gide, comme celui-ci l’affirme dans son texte, les questions politiques sont moins importantes que les questions sociales et celles-ci moins importantes que les questions morales: « il sied de s’en prendre moins aux institutions qu’à l’homme – et que c’est d’abord et surtout qu’il importe de réformer. »30 En accordant la priorité à la dimension morale, Gide prend ses distances à la fois par rapport aux nationalistes et aux internationalistes. En vrai cosmopolite, il place ses espoirs dans les élites, les forces de l’esprit aux initiatives de la société civile culturelle. Il participe activement aux importants courants transnationaux d’ordre privé qui sont les hauts lieux de cette «Europe de l’esprit » : les décades de Pontigny, le cercle franco-allemand de Colpach, la Revue de Genève et la Nouvelle Revue Française. 31 Les deux dernières revues, mais aussi la revue Europe ont largement contribué à propager «le sentiment d’un intérêt commun»32 dont parle Gide dans son article. Il l’avait publié dans la Revue de Genève, fondé par Robert de Traz ; cette revue s’inspirait du même esprit en lançant son enquête sur «l’avenir de 28 Charles Péguy, L’Argent, in : Œuvres en prose complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1992, p. 945 (« Bibliothèque de la Pléiade ») ; voir aussi Joseph Jurt, « Sprache, Literatur, Nation, Kosmopolitismus, Internationalismus. Historische Bedingungen des deutsch-französischen Kulturaustausches », in: Gilles Dorion, Franz-Joseph Meissner, János Riesz, Ulf Wielandt (dir.), Le français aujourd’hui : une langue à comprendre, Mélanges offerts à Jürgen Olbert. Francfort, Diesterweg, 1992, p. 230 – 241. 29 André Gide, Incidences, p. 33 ; voir aussi les remarques analogues de Gide dans son article « Réflexions sur l’Allemagne » : « […] l’œuvre la plus personnelle est celle qui comporte le plus d’abnégation, et, de même : que la plus profondément nationale, la plus particulière, ethniquement parlant, est aussi bien la plus humaine et celle qui peut toucher le plus les peuples les plus étrangers. » (Ibidem, p. 18). 30 Ibidem, p. 33. 31 Voir à ce sujet l’excellente étude de Christophe Duboile à laquelle nous devons des informations importantes « L’Avenir de l’Europe (1923) d’André Gide ou la pensée européenne d’un moraliste moderne dans le contexte de l’entre-deux-guerres », Bulletin des Amis d’André Gide, n° 193 – 194, printemps 2017, p. 45 – 74. 32 André Gide, Incidences, p. 32. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 6 21.12.18 08:24 7 l’Europe». Robert de Traz mettra en relief l’esprit de dialogue et de rencontre qui devrait définir sa revue : «Nous voudrons réunir ici des écrivains de valeur, appartenant à des pays divers, et les faire entendre côte à côte, sans autre intermédiaire que la traduction […] Que l’on nous comprenne bien: nous ne venons pas prêcher une doctrine de conciliation obligatoire, mais simplement fournir l’occasion de rencontres […].»33 Une autre plateforme très importante a été les Décades de Pontigny, auxquelles Gide a participé à plusieurs reprises. Ces Décades avaient été fondées par Paul Desjardins, créateur de l’Union pour l’action morale, «grand défenseur d’un cosmopolitisme fervent»: «il fait de la morale la manifestation d’un impératif rationnel, c’est-à-dire absolu, nécessaire et universel de la liberté de l’Esprit».34 Gide a organisé plusieurs Décades littéraires à Pontigny, par exemple celle de 1922. Entendant contribuer au réveil d’un «véritable esprit européen»35, il tenait à y inviter des intellectuels originaires de plusieurs pays européens, dont Ernst Robert Curtius, qui y prononça une conférence sur Nietzsche. Ernst Robert Curtius Gide avait trouvé dans le romaniste allemand Ernst Robert Curtius un partenaire idéel en vue de son dialogue européen. En 1919, Curtius avait publié son livre Die literarischen Wegbereiter des neuen Frankreich [Les précurseurs littéraires de la nouvelle France], qui devait le rendre célèbre d’un coup. Il entendait présenter au public allemand les auteurs qui lui semblaient représentatifs de la nouvelle France. C’est à André Gide qu’il consacra le premier chapitre, pour évoquer ensuite Romain Rolland, Claudel, Suarès et Péguy. Il fallait du courage pour publier ce livre immédiatement après la conclusion du traité de Versailles. Une attitude de réserve à l’égard de la France victorieuse semblait être de mise en Allemagne. Curtius se proposait de présenter, comme le remarquera Harald Weinrich, une autre France que celle de la décadence et de l’esprit cartésien – vues stéréotypées prévalant alors en Allemagne ; mais lui aussi n’était pas libre d’arguments inspirés par la psychologie des peuples quand il affirmait que la France se trouvait dans un état d’agrégation solide et l’Allemagne dans un état d’agrégation liquide. Curtius voyait dans les «précurseurs» les représentants d’une jeune France qui correspondait à l’image que l’Allemagne se faisait d’elle-même – un peuple d’avenir. A travers cette lecture par la grille d’une philosophie de la vie, il voulait mettre les nouvelles tendances de la littérature française en rapport avec la communauté spirituelle du cercle de Stefan George. Or, ce cercle reprochait à cette nouvelle littérature de trop mélanger des choses spirituelles et des choses politiques. On peut se demander si le postulat d’une communauté de vues supposée – la philosophie de la vie – était une base solide pour le dialogue et s’il ne fallait pas d’abord reconnaître l’altérité historique 33 « Les revues », NRF XV, 85, p. 647, cité d’après Christophe Duboile, « L’Avenir de l’Europe (1923) d’André Gide », p. 66 – 67. 34 Ibidem, p. 65. 35 André Gide, Incidences, p. 33. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 7 21.12.18 08:24 8 des uns et des autres. Toujours est-il que le livre de Curtius rencontra un vif succès auprès de la presse, mais une désapprobation presque totale parmi ses collègues romanistes, qui lui reprochèrent son essayisme, une absence de distance par rapport à son sujet, et surtout le choix de la littérature contemporaine ainsi que l’engagement pour la France actuelle. Curtius avait envoyé son livre à André Gide, qui maîtrisait l’allemand. Celui-ci lui avait adressé, en août 1920, un exemplaire de La Symphonie pastorale. Curtius l’en remercia immédiatement et ce fut le début d’une correspondance qui se maintint jusqu’à la mort de Gide. Gide s’était adressé dès novembre 1919 à Aline Mayrisch pour savoir si elle avait reçu le compte rendu du livre de Curtius paru dans le Journal des débats du 19 novembre 1919. Celle-ci, qui avait fréquenté un pensionnat à Bonn, publia à son tour un compte rendu du livre de Curtius dans la NRF. 36 Aline Mayrisch était l’épouse de l’industriel luxembourgeois Emile Mayrisch, directeur de l’ARBED, qui avait fondé le «Comité d’études franco-allemand». Ce Comité, animé par les époux Mayrisch, travaillait à travers les rencontres organisées dans leur château Colpach au rapprochement intellectuel franco-allemand. Mme Mayrisch, trait d’union entre la NRF et les décades de Pontigny qu’elle avait fréquentées dès les années d’avant-guerre, contribua, comme le remarque Christophe Duboile, au-delà du rapprochement franco-allemand, «à la reconstruction d’une Europe culturelle».37 Parmi les familiers du cercle de Colpach on comptait non seulement Gide, mais aussi Paul Desjardins, Jean Schlumberger, ou encore Gundolf et Karl Jaspers. Gide devait même y rencontrer en 1920 Walter Rathenau. Le 20 mai 1921, Gide suggéra dans une lettre à Aline Mayrisch de bien vouloir inviter Curtius à Colpach. Curtius avait été ravi par le compte rendu d’«Aline Desportes », qu’il avait pris d’abord pour un homme. Il s’agissait là de la première réponse vue de France et il serait ravi, écrivit-il à Gide, de faire la connaissance de l’auteure de cette critique si sensible et si sympathique de son livre.38 La rencontre eut lieu le week-end du 11 au 13 juin 1921; Curtius y rencontra non seulement les Mayrisch, mais pour la première fois aussi Gide. Curtius a été fasciné par l’esprit d’ouverture qu’il y a trouvé, et il écrira plus tard à Gide : «J’ai le sentiment qu’une nouvelle époque commence, une ère de la raison européenne et de bonnes mœurs. La NRF peut y jouer et y jouera un rôle de guide sous votre influence ; elle deviendra un salon où les «honnêtes gens de l’Europe» se rencontreront.»39 Curtius se trouve à travers ces propos à l’unisson avec l’auteur de la Symphonie pastorale. Les deux auteurs partagent l’idée qu’une nouvelle ère s’esquisse et ils sont en même temps inspirés par un cosmopolitisme élitaire, en estimant que l’entente entre les peuples se crée surtout par les «honnêtes gens ». Grâce à l’intervention de Gide, et probablement aussi à Aline Mayrisch, Curtius, «pour lequel 36 Alain Desportes [pseud. d’Aline Mayrisch], « Lettres allemandes : Les Pionniers de la France nouvelle, par Ernst Curtius », NRF, octobre 1920, p. 826 – 835 ; voir Cornel Meder, « Curtius et les Mayrisch », in : Jeanne Bem et André Guyaux (dir.), Ernst Robert Curtius et l’idée de l’Europe. Paris, Champion, 1995, p. 21 – 38. 37 Christophe Duboile, « L’Avenir de l’Europe (1923) d’André Gide », p. 66. 38 Cornel Meder, « Curtius et les Mayrisch », p. 24. 39 Cité dans Christophe Duboile, « L’Avenir de l’Europe (1923) d’André Gide », p. 65. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 8 21.12.18 08:24 9 elle s’est prise d’admiration»40, fut invité en août 1922 à participer à la Décade de Pontigny consacré au sujet «Le Miroir de l’Honneur: culture de la fierté par la fiction». Une photo célèbre le montre à côté d’André Maurois, Paul Desjardins, Roger Martin du Gard, André Gide, Giuseppe Prezzolini, Aline Mayrisch étant probablement l’auteure de la photographie.41 Curtius y parla, comme nous l’avons déjà signalé, de Nietzsche, et Charles Du Bos évoquera plus tard les discussions qu’il eut avec lui à ce sujet. Curtius publiera à son tour un article sur la Décade dans la revue Der Neue Merkur, étant enchanté par l’atmosphère amicale et l’intensité du génie local.42 Lui-même ne retournera pas à Pontigny pour la décade de 1923, Heinrich Mann y étant invité… Il s’y rendra de nouveau en 1924. Il ira désormais souvent, et pour des séjours parfois prolongés, à Colpach. Curtius a ainsi partagé avec Gide les plateformes (NRF, Revue de Genève) et les lieux de rencontres (Colpach et, dans une moindre mesure, Pontigny) ouverts au dialogue européen. Avec Gide, Curtius ne partageait pas que les plateformes; leurs attitudes générales respectives face à l’Europe se correspondaient dans une large mesure. Dans un article sur les problèmes culturels franco-allemands, publié en juin 1921 dans la revue Der Neue Merkur, Curtius affirma qu’une sensibilité favorable à une nouvelle communauté spirituelle de l’Europe pourrait seulement naître si celle-ci ne se dressait pas contre les systèmes culturels nationaux, mais les maintenait dans leur particularité. Cette synthèse entre cosmopolitisme et sentiment national correspondait à une conception organique de l’Europe. Dans une lettre adressée à André Gide le 12 juillet 1921, Curtius revint à son article de la revue Der Neue Merkur. Il y affirme que «les meilleurs esprits » des deux nations pourraient se rencontrer sur la base de valeurs qu’ils partageaient: une conviction européenne cosmopolite (et non pas nationaliste) fondée sur une sentiment national (et non pas nationaliste) inoffensif et non déformé. Si Curtius réfutait le nationalisme (et notamment à travers son livre sur Barrès43), cela allait de soi pour quelqu’un qui cherchait le dialogue. A l’instar de Gide, il se dressait cependant avec la même véhémence contre l’internationalisme notamment du groupe Clarté de Barbusse, auquel s’étaient joints Heinrich Mann, Stefan Zweig, Georges Duhamel et Jules Romains. Dans son article publié dans Der Neue Merkur, il voyait dans le groupe de Barbusse inspiré par le pacifisme «le doctrinalisme rationaliste le plus naïf ». Barbusse croyait selon lui à une raison inhérente à l’homme, que l’on n’aurait qu’à suivre. Curtius considérait Barbusse comme un fanatique de l’idée de l’égalité, ce qui ne pouvait que choquer un partisan de l’aristocratisme culturel. 40 Cornel Meder, « Curtius et les Mayrisch », p. 25. 41 Voir ibidem, p. 26. 42 Ernst Robert Curtius, « Pontigny », Der Neue Merkur, novembre 1922, p. 421 sq. 43 Ernst Robert Curtius, Maurice Barrès und die geistigen Grundlagen des französischen Nationalismus. Bonn 1921. Pour Curtius, l’œuvre de Barrès était tournée vers le passé et n’offrait pas de perspectives vers l’avenir. Son nationalisme surchauffé et plein de haine n’aurait rien à voir avec les voix de la nouvelle France, les « précurseurs ». Avec Barrès, ne serait pensable ni la réconciliation ni l’esquisse d’un nouvel avenir européen. Voir aussi à ce sujet aussi Wiebke Bendrath, Ich, Region, Nation, p. 383 – 389. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 9 21.12.18 08:24 10 Quand Curtius publiera en 1930 son essai Die Französische Kultur, il esquissera comme programme une sorte de synthèse entre les «valeurs » des deux nations. Cette recherche d’une synthèse marque d’ailleurs, selon Fritz Ringer, les écrits du milieu universitaire des années 20 comme ceux de Fritz Strich ou de Karl Jaspers, qui entendaient intégrer les différents apports des disciplines et dépasser l’atomisme analytique.44 Curtius voyait s’esquisser en France une dissociation entre l’idée de la nation et celle de la civilisation au profit d’une solidarité européenne : «l’Allemagne, elle aussi, a entrepris une œuvre parallèle. Puisse ce retour sur nousmêmes enterrer de part et d’autre le conflit qui met aux prises la «culture» et la «civilisation». Puisse cet examen favoriser dans l’élite intellectuelle des deux pays, une compréhension plus profonde de nos «cultures» réciproques.»45 Dès le début des années trente, Curtius se détourna, non pas de Gide, mais de la modernité littéraire française. Dans son écrit Deutscher Geist in Gefahr de 1932, il affirma qu’il n’y avait plus de mouvement fécond en France qui pourrait nous fasciner. Les jeunes Allemands ne savaient plus être sensibles à l’ensemble des qualités formelles que représentait la France. Mais qui se détournerait de la France n’aurait pas le droit de cultiver un protectionnisme intellectuel. Si l’on arrête la tension féconde entre esprit allemand et esprit français, il faut veiller à maintenir par une autre voie le contact avec la substance classique et chrétienne de la vie de l’esprit occidentale. Il faut ouvrir la voie vers Rome, et Curtius remarque même à cet égard que l’idée latine aurait avec le fascisme connu une renaissance !46 Ces propos trahissent la naïveté politique de Curtius et son absence de conscience historique. Il se tournera désormais vers le passé, le Moyen Age. Son médiévisme restaurateur sera anti-évolutionnaire. Il ne percevra pas le changement, mais seulement une permanence pouvant tout au plus varier. Hofmannsthal et Calderón seront associés à un Moyen Age permanent, à une vision du monde chrétienne atemporelle. Partant de la thèse d’un présent hors du temps, Curtius voit la littérature du passé encore présente dans l’actualité. Sa thèse centrale est celle d’une continuité de l’idée latine, thèse qu’il illustrera en 1948 dans son ouvrage fondamental, auquel il s’était consacré pendant des années, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter. 47 Il a gardé de toute façon dans cette summa la perspective européenne. Aux yeux de Fabien Pillet, « le singulier [Littérature européenne] est fondamental pour Curtius, puisque l’unité de l’Europe culturelle et littéraire constitue l’objectif central de son livre. »48 Il faut cependant ajouter que ce concept de l’Europe développé par Curtius est en fin de compte très statique et anhistorique, postulant un ensemble de « valeurs » relevant d’un conservatisme culturel. 44 Fritz Ringer, Die Gelehrten. Der Niedergang der deutschen Mandarine 1890 – 1933. München, dtv, 1987, p. 348 – 356. 45 Ernst Robert Curtius, Essai sur la France. Paris, Grasset, 1932, p. 64. 46 Ernst Robert Curtius, Deutscher Geist in Gefahr. Stuttgart – Berlin, 1932, p. 47 – 48. 47 Berne, A. Francke, 1948. Voir aussi Joseph Jurt, « Ernst Robert Curtius. Von deutsch-französischer Verständigung zum lateinischen Mittelalter », in: Bernd Thum, Thomas Keller (dir.), Interkulturelle Lebensläufe. Tübingen, Stauffenburg, 1998, p. 178 – 189. 48 Fabien Pillet, Vers une esthétique interculturelle de la réception. Heidelberg, Winter, 2016, p. 159. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 10 21.12.18 08:24 11 André Malraux Je ne pense pas que Curtius ait rencontré André Malraux, même si celui-ci fréquentait également le salon de Gide.49 Après avoir publié en 1922 un article «Aspects d’André Gide » dans la revue Action, Malraux rencontra pour la première fois l’auteur des Nourritures terrestres en mai de la même année. Ayant fait la connaissance de Marcel Arland en 1922 également, André Malraux se rapprocha du milieu de la NRF et y publia sa première note critique, pour devenir ensuite un collaborateur régulier de la revue, fortement associée à la figure de Gide. A partir de 1928, il sera directeur artistique, éditeur et lecteur chez Gallimard.50 En 1928, André et Clara Malraux sont à leur tour invités par Paul Desjardins à la Décade estivale de Pontigny consacrée aux «Jeunesses d’après guerre à cinquante ans de distance : 1878– 1928 ». Ils y retrouvent Jean Paulhan, Paul Valéry, Marcel Arland, André Chamson et bien sûr André Gide.51 André Malraux, né en 1901, n’appartient pourtant pas à la génération de Gide, né en 1869, ni à celle de Curtius, né en 1886. Ce qui distingue le plus Malraux et sa génération de leurs prédécesseurs, c’est le rapport à l’Histoire, qui n’est une catégorie fondamentale ni pour Curtius, ni pour Gide. Malraux avait souvent cité le mot de Napoléon «Le tragique maintenant, c’est le politique». La seconde génération de l’entre-deux-guerres se confronte au monde, tandis que la première, aux dires de Claude-Edmonde Magny, «s’éprouvait comme assez peu rattachée à lui, guère plus qu’on ne l’est nécessairement au lieu dans lequel on vit.»52 Si la première génération a vécu dans un détachement contemplatif, Malraux, en revanche, s’est pleinement engagé dans le siècle et Claude-Edmonde Magny lui attribue à bon droit, aussi bien qu’à Bernanos, à Aragon ou à Céline, le désir véhément de transformer le monde au lieu de simplement le décrire. Malraux se rendra bien compte que ce qui le sépare de la génération de Gide, c’est sa relation avec l’Histoire. «Ce qui nous distinguait de nos maîtres, à vingt ans, devait-il dire à Jean Lacouture, c’était la présence de l’Histoire. Pour eux, il ne s’était rien passé. Nous, nous naissions au cœur de l’histoire qui a traversé notre champ comme un char…»53 A la remarque de Gide «De toutes les connaissances, celle qui m’intéresse le moins, c’est l’Histoire», l’auteur de L’Espoir répondit: «Elle n’existe pas; mais à nos yeux, depuis 1914 jusqu’à Hiroshima, et même plus tard, le sang s’est chargé de lui conférer l’existence.»54 L’Histoire et la dimension politique est présente dans 49 Curtius avait cependant consacré une note critique à la Psychologie de l’art (parue entre 1947 et 1950) dans son Büchertagebuch. 50 Voir André Gide, André Malraux. L’amitié à l’œuvre. Paris, Fondation Catherine Gide et Editions Gallimard, 2018. 51 Voir ibidem, p. 74 – 75. 52 Claude-Edmonde Magny, Histoire du roman français depuis 1918. Paris, Seuil, 1971, p. 52. 53 Cité d’après Jean Lacouture, André Malraux. Une vie dans le siècle. Paris, Seuil, 1973, p. 15. 54 André Malraux, « Préface » aux Cahiers de la Petite Dame, Paris, Gallimard, 1973, p. XXV (Coll. « Cahiers André Gide », 4). Voir aussi André Malraux : « Gide m’a raconté la visite de Bernard Lazare, résolu à s’engager dans le furieux combat qui allait devenir l’affaire Dreyfus : « Il m’a épouvanté : c’était un homme qui mettait quelque chose au-dessus de la 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 11 21.12.18 08:24 12 toute l’œuvre romanesque de Malraux. De plus, il s’est inséré dans l’Histoire par son engagement politique en Indochine d’abord, en Espagne ensuite. Ce qui distingue Malraux de ses prédécesseurs et de beaucoup de ses contemporains est qu’il avait vécu une expérience en dehors de l’Europe, encore que Gide aussi avait effectué un long voyage au Congo entre juillet 1925 et février 1926, qu’il transcrira dans deux ouvrages, Voyage au Congo (1927) et Retour du Tchad (1928), deux ouvrages édités d’ailleurs chez Gallimard par André Malraux. Gide avait découvert en Afrique «la réalité accablante du colonialisme, la mainmise des grandes sociétés européennes sur les richesses et sur la vie des habitants, le silence complice de l’administration».55 L’expérience indochinoise de Malraux a été beaucoup plus longue et plus intense. Poussé par le goût de l’aventure et ses intérêts artistiques, Malraux était parti en octobre 1923 avec sa jeune épouse et avait été rejoint par Louis Chevasson en Indochine, chargé d’une mission archéologique. Lors d’une expédition à travers la jungle, il enleva quelques statues khmères dans un temple à Banteai-Srey. Revenu à Phnom Penh, il est inculpé le 24 décembre 1923 à trois ans de prison ferme. Clara Malraux active alors son réseau pour obtenir la libération de son mari. André Breton publie dans les Nouvelles littéraires du 16 août un plaidoyer «Pour André Malraux». Marcel Arland fait paraître dans le même organe un second appel avec André Gide comme premier signataire, accompagné de Roger Martin du Gard, Jacques Rivière, Jean Paulhan, Louis Aragon. Le jugement de Phnom Penh est cassé en appel. L’absurdité d’un procès au cours duquel Malraux ressentit la dureté de l’administration coloniale renforça en lui le sentiment d’humiliation éprouvé au cours de sa jeunesse et le poussa vers une attitude de révolte sociale. En attente du procès, Malraux et son épouse prirent conscience de l’exploitation des populations indigènes et de l’arbitraire colonial. Ils étaient convaincus qu’il fallait rendre aux Annamites leur dignité. Pour cette raison, Malraux et son épouse revinrent en février 1925 à Saigon pour y fonder un journal libre et engagé, L’Indochine, qui deviendra après une interdiction L’Indochine enchaînée. Sans demander l’indépendance, Malraux y rappelle la France à sa mission civilisatrice, exige le respect des libertés fondamentales et des cultures locales. Il dénonce les compromissions et les spoliations de l’administration coloniale.56 Il participe aussi au mouvement nationaliste Jeune Annam. Parti en Asie comme aventurier et amateur d’art, Malraux quitte Saigon en décembre 1925, malade, mais enrichi par l’expérience d’une lutte pour la justice menée en commun avec les Asiatiques opprimés. Cet engagement lui fait découvrir la valeur de synthèse qu’est la solidarité ; il a pris conscience, comme l’écrira Clara Malraux, «qu’un ensemble d’hommes n’était pas la somme des individus qui le composaient mais un élément nouveau qui les dépasse».57 littérature… » Le Purgatoire de Gide tient beaucoup à ce que l’Histoire n’existait pas pour lui. Elle ne s’est rappelée à mes frères (et tant d’autres) en leur demandant ce qu’elle était à leurs yeux – qu’elle a fermés. » (André Malraux, Les Antimémoires, in : Œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, 1996, p. 15 (« Bibliothèque de la Pléiade »)). 55 André Gide, André Malraux. L’amitié à l’œuvre, p. 43. 56 Voir ibidem, p. 39. 57 Clara Malraux, Le bruit de nos pas. III. Les Combats et les jeux. Paris, Grasset, 1969, p. 158. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 12 21.12.18 08:24 13 Cette expérience asiatique trouvera alors une première expression dans l’essai La Tentation de l’Occident (1926). On peut s’étonner que ce ne soit pas l’Orient qui apparaît dans le titre de son essai. Mais Malraux s’insère dans le débat OrientOccident qui avait un peu dépassé le débat France-Allemagne. Les propos de Valéry sur la crise de l’esprit, qui était pour lui la crise de l’Europe, propos publiés dès 1919 dans la NRF, avaient trouvé une grande résonance. Malraux n’avait connu le célèbre ouvrage de Spengler Le Déclin de l’Occident qu’à travers les propos de Clara, qui en avait pour lui développé les grandes lignes. Face au constat de crise intellectuelle de l’Occident, l’Orient pouvait alors opérer comme ressource pour régénérer l’Europe ou au contraire comme repoussoir, débat souvent orienté par la position de droite ou de gauche.58 Malraux a été un des premiers à percevoir que le destin du monde extra-européen allait être notre propre destin et que l’Histoire allait cesser de se jouer exclusivement en Europe. «Ce n’est plus l’Europe ni le passé qui envahit la France en ce début du siècle, c’est le monde qui envahit l’Europe, le monde avec tout son présent et tout son passé […]», écrit-il en 1926 dans La Tentation de l’Occident. 59 Valéry devait s’étonner de ce choix et lui demander, lors de leur première rencontre : «Pourquoi l’Asie ? » – question significative, car ils étaient rares à cette époque, comme le remarqua Jean Grosjean, «ceux qui pensaient que l’Europe n’était plus le centre du monde et de l’Histoire.»60 Une droite conservatrice et nationaliste inquiétée par l’affaiblissement de l’Europe après la Première Guerre mondiale avait cependant élaboré une vision mythique de l’Orient. L’Orient est alors vu non comme une autre civilisation mais comme une barbarie violente menaçant constamment l’ordre européen associé à l’héritage antique et chrétien dont la France serait la gardienne.61 Une gauche modérée et pacifiste, en revanche, autour de Romain Rolland et Jean Guéhenno, entre en dialogue avec la philosophie orientale en espérant l’esquisse d’une concorde internationale. Du côté de la droite, c’est Henri Massis, plus encore que Maurras, qui sera le grand protagoniste de la lutte contre l’«asiatisme». On savait par des pré-publications que Massis préparait un essai polémique intitulé La Défense de l’Occident, qui ne paraîtra qu’en 1927. Or, Malraux concevait son essai comme une réplique à Massis, en l’intitulant La Tentation de l’Occident (et non pas Tentation de l’Occident comme il l’avait d’abord prévu).62 Lorsque le pamphlet de Massis parut, Malraux y consacra un long compte rendu dans la NRF. 63 Il y prend aussi la défense 58 Voir Pierre Singaravélou, « La crise ‹ asiatique › de la pensée française », in : Christophe Charle & Laurent Jeanpierre (dir.), La vie intellectuelle en France, t. II : De 1914 à nos jours, Paris, Seuil, 2016, p. 393 – 396. 59 André Malraux, Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1989, p. 92 (« Bibliothèque de la Pléiade »). 60 Jean Grosjean, « Pourquoi l’Asie ? », Les Nouvelles littéraires, 25 novembre – 1er décembre 1976. 61 Voir Daniel Durosay, « Notice », in : André Malraux, Œuvres complètes, t. I, p. 892 – 893. 62 Voir ibidem, p. 893. 63 André Malraux, « Défense de l’Occident, par Henri Massis », NRF, 1er juin 1927, repris dans André Malraux, Œuvres complètes, t. VI, Paris, Gallimard, 2010, p. 205 – 210 (« Bibliothèque de la Pléiade »). 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 13 21.12.18 08:24 14 d’André Gide, désigné auparavant par Massis, justement à propos de sa référence à Dostoïevski, comme «démoniaque». Malraux interprète le «démoniaque» comme une valeur positive du monde moderne, qui maintient devant l’écroulement des systèmes de valeurs traditionnels la sincérité comme seule référence: «Le diable, en grec, c’est: le calomniateur. Pour André Gide, c’est de plus en plus: le véridique ; et voilà pourquoi nous avons trouvéAndré Gide entre Renan et l’Asie, dernière expression, pour M. Massis, de l’esprit de désagrégation, autrement dit du démon.»64 Malraux estime que Massis, dans son pamphlet, ne défend nullement l’Occident «tel qu’il est»: «Il défend autre chose: la possibilité de le régénérer à l’aide de la tradition catholique romaine et de sa philosophie: le thomisme.»65 Quant à l’Asie, l’Europe elle-même a contribué à en substituer les valeurs spirituelles par des valeurs d’énergie. Ce que Malraux reproche surtout à Massis, c’est son attitude dogmatique, qui part de ses aprioris sans les discuter. Massis, «comme tous les hommes de foi», «procède non pas par discussion, mais par affirmations bien disposées. […] [I]l nous affirme, dès qu’il commence son discours, que l’esprit qu’il combat mène l’homme au néant; et nous parviendrons au terme de son livre sans en voir la moindre preuve.»66 Face à une vision statique et restauratrice de l’Europe, Malraux relève d’abord la crise de l’Europe et de ses valeurs. L’attitude «ouverte » des affirmations de Malraux se manifeste déjà dans la forme épistolaire d’un échange entre A.D., un européen en voyage vers la Chine, et un partenaire asiatique, Ling, en voyage vers l’Europe. La critique des valeurs occidentales est assumée par l’Asiatique, qui en est également victime. Une structure analogique se constate aussi dans le texte – bien plus court – «L’avenir de l’Europe » de Gide. Malraux consacre, comme l’estime Daniel Durosay, «la lettre comme forme d’expression d’un monde en crise».67 L’originalité du texte de Malraux, c’est qu’il met en évidence une double crise, la crise en Occident et celle en Orient. La crise de l’Occident, c’est la crise de l’idéologie dominante de l’Europe bourgeoise, la crise de l’individualisme. Malraux a parfaitement vu que la suppression de valeurs transindividuelles, loin de fortifier l’individu, conduit à son anéantissement: «La réalité absolue, fait-il dire à son interlocuteur chinois, a été pour vous Dieu, puis l’homme ; mais l’homme est mort, après Dieu, et vous cherchez avec angoisse celui à qui vous pourriez confier son étrange héritage. »68 Tout en étant conscient de la crise de l’individualisme européen, Malraux refuse cependant la solution orientale de fusion de l’homme avec l’univers que propose Ling, car une telle démarche représenterait le reniement de la conscience lucide, qui distingue l’homme de toute autre créature. Face à la double crise, ne reste comme unique qualité que la lucidité : «Lucidité avide, je brûle encore devant toi, flamme solitaire et droite, dans cette nuit où le vent jaune crie, comme dans toutes ces nuits étrangères où le vent du large répétait autour de moi l’orgueilleuse clameur de la mer stérile…»69 64 Ibidem, p. 206. 65 Ibidem. 66 Ibidem, p. 208. 67 Daniel Durosay, « Notice », p. 859. 68 André Malraux, Œuvres complètes, t. I, p. 100. 69 Ibidem, p. 111. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 14 21.12.18 08:24 15 Dans un texte intitulé «André Malraux et l’Orient», l’auteur en appelle explicitement à la jeunesse européenne : «L’objet de la recherche de la jeunesse occidentale est une notion nouvelle de l’homme. L’Asie peut-elle nous apporter quelque enseignement ? Je ne crois pas. Plutôt une découverte particulière de ce que nous sommes. L’une des lois les plus fortes de notre esprit, c’est que les tentations vaincues s’y transforment en connaissance.»70 Peu après, en mars 1927, Malraux publiera le texte intitulé «D’une jeunesse européenne». Ce texte paraît dans la collection «Les Cahiers verts», dirigée par Daniel Halévy, à côté de textes d’André Chamson, de Jean Grenier, d’Henri Petit et de trois poèmes de Pierre Jean Jouve. L’éditeur nomme ces auteurs « nos jeunes écrivains philosophes»: «[ils] sont bien dignes d’attention. Ils forment au milieu de nous une élite méditative et savante, dont les services ne peuvent être surestimés.»71 On se demandait au lendemain de la guerre, écrit Halévy, s’il n’y avait pas «quelque chose d’irréparable et de définitif dans la décimation de nos élites intellectuelles».72 Le texte des jeunes auteurs prouveraient cependant la persévérance de ce qu’on appelait autrefois les humanités. «D’une jeunesse européenne » se situe dans le prolongement de La Tentation de l’Occident. En exergue, Malraux cite les propos du Chinois Ling dans son œuvre antérieure : «Le plus haut objet d’une civilisation affinée, c’est une attentive inculture du Moi. »73 C’est un refus net de l’égotisme de Barrès, et également un peu celui de Gide. On y retrouve aussi le constat d’une Europe en crise et le refus du retour à la tradition catholique prôné par Massis, Maurras et Maritain. Malraux rejette ici également une conception collective héritée de Confucius. Il se concentre sur la situation de la nouvelle génération en Europe, en constatant que les conceptions du passé ont abouti à une impasse. La mort de Dieu a eu pour conséquence la mort de l’homme : «Les constellations d’un désespoir semblable à celui qui suit les amours déçues dominent toute une jeunesse attachée à l’esprit […]. »74 Mais au milieu de ce désespoir, il relève déjà « un grand mouvement de l’esprit [qui] à l’heure actuelle où il commence, ne laisse connaître que sa direction et sa volonté de destruction. »75 Pourtant, ce mouvement ne peut se concrétiser dans une nouvelle doctrine : « Il faut aujourd’hui retrouver l’accord de l’homme et de sa pensée, sans conformer l’homme à une pensée posée a priori. »76 Pour la jeunesse s’esquisse une nouvelle voie au-delà des systèmes de pensée : «La volonté de montrer ses combats à défaut d’une doctrine. »77 70 Ibidem, p. 114. Sur l’attitude de Malraux dans le contexte de la querelle Orient / Occident, voir l’excellente étude de Gisèle Sapiro, Les écrivains et la politique en France. De l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie. Paris, Seuil, 2018, p. 323 – 351. 71 André Malraux, Œuvres complètes, t. VI, p. 1143. 72 Ibidem. 73 Ibidem, p. 196. 74 Ibidem, p. 201. 75 Ibidem. 76 Ibidem, p. 202. 77 Ibidem, p. 201. 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 202576–25978.indd 15 21.12.18 08:24 16 Malraux semble ici penser à une voie qu’il avait trouvée lui-même pour dépasser l’absurde : l’action, le combat, une attitude qui le caractérisera désormais. Cependant, l’action n’est pas celle de l’aventurier seul, mais celle qui s’insère dans une solidarité. Et l’auteur se demande ce qui caractérise «cette jeunesse éparse sur toutes les terres de l’Europe».78 Ce qui la distingue, c’est qu’elle est «unie pour une sorte de fraternité inconnue».79 La lutte et la fraternité80 seront les mots clé de l’œuvre et de l’action de Malraux, mais également ceux de toute une génération, cette «génération sérieuse, grave, occupée de problèmes» dont parle Emmanuel Mounier.81 Une génération qui n’entend plus seulement observer le monde, mais le transformer, dépassant ainsi la génération d’un Curtius, observateur pourtant lucide, et celle d’une littérature de confession vouée à l’analyse de l’individu, à cette «introspection dont Gide est, selon Malraux, le dernier représentant illustre».82
78 Ibidem.
79 Ibidem.
80 Voir Joseph Jurt, « Liberté et fraternité dans L’Espoir », in : Anissa B. Chami (éd.), André Malraux. Quête d’un idéal humain et de valeurs transcendantes. Casablanca, Editions de la croisée des chemins, 2006, p. 29 – 42.
81 Emmanuel Mounier, « Réflexions sur le personnalisme », Synthèses, 1947, n° 4, p. 25.
82 André Malraux, Les Antimémoires, in : Œuvres complètes, t. III, p. 9.