Malraux place en tête de ses Antimémoires l’épigraphe suivante (texte bouddhique) : «L’éléphant est le plus sage de tous les animaux, le seul qui se souvienne de ses vies antérieures, aussi se tient-il longtemps tranquille, méditant à leur sujet. »[1] Olivier Todd dit que « Malraux ne se prend pas, semble-t-il pour un Bouddha, mais les superposant, les croisant, il médite sur ses vies antérieures. »[2]
Il est vrai que Nehru l’aurait abordé en ces termes « Ainsi vous voilà ministre ? » Selon les Antimémoires cela voulait dire « Voilà votre dernière réincarnation. »[3] L’itinéraire tellement complexe, polymorphe, de Malraux peut bien en effet suggérer ce genre d’insinuation.
Malraux admirait le Bouddha : « Nous admirons tous les deux Bouddha. »[4] Dit-il a Nehru d’après les Antimémoires. Pour autant notre propos n’est pas de transformer l’auteur en une sorte de bonze. De même s’il s’est beaucoup attaché à l’Inde. « L’Inde le possède… Parce qu’elle est obsédée par un temps sacré, réel et irréel et par la mort, comme lui. »[5] Il n’est pas question ici de l’hindouiser au point qu’il gagne un ashram (comme certaines vileilles Anglaises dont il se moque.)
Cependant les cérémonies religieuses asiatiques le captivent « La foi des foules est pénétrante… J’ai entendu l’appel qui montait des milliers de corps prosternés aux lieux où le Bouddha parlait aux gazelles. »[6]
C’est en effet au Parcs des Gazelles à Rishipatana en Inde où il retrouve les cinq ascètes, ses anciens compagnons, que le Bouddha fait sa première prédication. C’est le célèbre Sermon de Bénarès contenant les quatre vérités sur la douleur, son origine, sa cessation et la voie menant à celle-ci, voie dans laquelle s’inscriront dorénavant tous les enseignements du Bouddha.
La vie exemplaire du Bouddha peut se diviser en trois expériences fondamentales : celle de l’illusion ( Mâyâ ), celle de l’illumination ( Bodhi ), et celle de la loi ( Dharma ) qu’il enseignera jusqu’à sa mort. C’est au cours d’une nuit qu’il passe en méditant au pied d’un arbre qu’il parvient à l’illumination. Le voilà délivré dorénavant du cycle infini de la naissance et de la mort ( du samsara ), pour avoir su écarter le voile de la Mâyâ. Gautama ( c’était son nom jusque là ) est devenu le Bouddha, c’est-à-dire l’Illuminé, «Echapper à la roue ».[7]
Il retournera dès 1925 en Asie pour s’engager dans la lutte anticolonialiste et créera un journal soutenant la cause des Annamites : «L’Indochine enchaînée ». La révolution chinoise qui rugit non loin de là attire aussi l’attention de Malraux. A-t-il oui ou non participé à l’insurrection de Canton en 1925 comme il l’a souvent laissé entendre ? A-t-il appartenu à la direction du Guomingdang de Tchang Kai Shek, comme il s’en glorifiait ?
Qu’importe si Malraux a falsifié ou travesti certains événements de sa vie pour créer sa propre légende. Il faisait ressembler la réalité à ses rêves, il transfigurait tout ce qu’il voyait. Car l’essentiel de cette expérience asiatique, c’est la livraison de trois romans : Les Conquérants en 1928, La Voie Royale qui reçois le prix Interallié en 1930 et La Condition Humaine, livre couronné par le Goncourt en 1933. Ces trois livres évoquent les derniers soubresauts du colonialisme en Extrême – Orient et livrent une interprétation magistrale de la révolution chinoise. Le Salut qui pour lui ne peut pas venir de Dieu, oblige l’homme qui veut rester debout à se vouer à l’action révolutionnaire, le seul moyen qui lui permette de sauver sa dignité et d’échapper à l’absurdité du monde.
Durant son âge mûr, nous le montrerons encore par la suite, l’influence asiatique s’exerce et perdure chez l’écrivain, autant dans sa phase espagnole que chez le maquisard, autant chez l’esthète que plus tard chez le ministre auréolé de gloire.
Bien longtemps après le Goncourt, à l’autre bout du cycle de sa vie, au terme de son existence, peu de temps avant la mort qu’il sent proche, Malraux revient au Japon. Il veut contempler la lumière de la cascade de Nachi pour y nourrir une dernière fois ses rêves de spiritualité. Cette cascade, considérée comme divine, est elle-même un sanctuaire. Il nous l’avait dit : l’appel de l’Asie était celui de l’âme. Il y trouve le fondement même d’une pensée qui révèle plus que jamais son orientation métaphysique. Pour lui, en quelque sorte, l’Occident tente de comprendre le sens de la vie par l’analyse alors que l’Orient veut vivre le divin. Dès les premiers fragments de La Tentation de l’Occident rédigés en 1926, et jusqu’à la fin de sa vie, sa réflexion sur l’Asie montre la cohérence et la continuité de sa méditation, lui faire découvrir d”autres valeurs, un autre monde que celui du déclin de l’Europe, c’est le cadeau de l’Asie. L’autre cadeau, c’est aussi lui offrir ce qui sera la base de la loi de métamorphose du Musée Imaginaire : cette recherche de moyens que se donnent les hommes pour lutter contre les fatalités qui les accablent.
BIBLIOGRAPHIE
André Malraux, Antimémoires, Paris : Gallimard, 1967
Olivier Todd, André Malraux une vie, Paris, Gallimard , 2001
André Malraux, Lazare, Paris : Gallimard, coll. Folio poche, 2004
[1]. André Malraux, Antimémoires, Paris : Gallimard, 1967, p . 1
[2]. Olivier Todd, André Malraux une vie, Paris, Gallimard , 2001, p. 503
[3]. Ibid, p. 505
[4]. André Malraux, Antimémoires, op. cit., p. 265
[5]. Olivier Todd, André Malraux une vie, op. cit., p. 128
[6]. André Malraux, Lazare, Paris : Gallimard, coll. Folio poche, 2004, p.79
[7]. André Malraux, Antimémoires, op. cit., p. 209