Jean Lacouture a tiré sa révérence le 16 juillet 2015, à 94 ans, mettant fin à une longue carrière de journaliste et de biographe hors norme. Parmi ses nombreuses biographies figure un André Malraux, une vie dans le siècle1 tout à fait remarquable encore aujourd’hui, plus de quarante ans plus tard. Il mérite la relecture ; j’ai beaucoup appris ou réappris en m’y plongeant de nouveau et en sors avec une admiration encore accrue pour l’homme et pour son talent de chercheur, d’écrivain et de biographe.
De chercheur, assurément. Lacouture s’est donné beaucoup de mal à fouiner dans l’Histoire ainsi que dans les nombreuses histoires, voire légendes ou mythes, qui entouraient son personnage pour essayer de distinguer le vrai du faux, le vécu du rêvé, imaginé ou carrément inventé (par Malraux ou par d’autres, que celui-ci encourageait ou laissait faire).
Anecdote : un de mes étudiants dans un séminaire sur Malraux en 1971 a déniché son exemplaire des Conquérants2 chez les bouquinistes ; il contenait un dépliant publicitaire des années Trente présentant le roman comme le vécu de l’auteur lui-même en Chine, comme le fait d’ailleurs la postface de la traduction allemande, sûrement fournie par Malraux, qui fait de lui le commissaire suppléant de la propagande à Canton (Lacouture tire tout cela au clair à la page 113). Malgré son admiration évidente pour son sujet, Lacouture arrive en général à faire ainsi le tri, à ne pas se laisser fourvoyer. Sans se contenter de recherches en bibliothèque ou dans des archives, en bon journaliste de terrain, il a interrogé beaucoup d’acteurs dans la vie mouvementée de Malraux et, à plusieurs reprises, Malraux lui-même. Ainsi arrive-t-il à éclairer plusieurs pans de cette “vie dans le siècle” de façon nuancée et juste.
D’écrivain, sans le moindre doute. Auteur de plus de 70 livres en plus de sa carrière de journaliste, Lacouture avait la plume facile et écrivait “plus vite que son ombre” : d’après Luc Cédelle3, il bluffait ses plus brillants collègues au Monde en tapant ses éditoriaux de politique étrangère en un quart d’heure, debout. Il parlait aussi facilement et rapidement, d’ailleurs. Dans les divers colloques où je l’ai croisé, il balançait ses communications, évidemment fort bien documentées, à partir de quelques notes, comme des rafales de mitraillette !
De biographe, cela va sans dire. En l’occurrence, Lacouture nous donne un portrait nuancé non seulement de l’homme Malraux – qui se gardait bien de parler de lui-même ; ce n’est pas pour rien que ses mémoires s’intitulent Antimémoires ! – , un homme qu’il ancre bien dans son “siècle” sur le plan historique, politique et littéraire. Un peu moins sur le plan familial, mais la réticence de Malraux sur ce plan ne rend pas la tâche facile. Il nous aide à comprendre en plus comment cet homme a réussi à transformer les matières premières puisées dans son siècle et dans ses expériences en une œuvre qui les dépasse. Ce sont ces transformations qui m’intéressent en premier lieu ici.
Nous savons que pour Malraux, l’art n’est jamais une reproduction mais plutôt une transformation, une transfiguration du réel. Dès Les Voix du silence en 1951 et jusqu’au posthume L’Homme précaire et la littérature, Malraux insiste sur cette transformation: « comme le peintre, l’écrivain n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival »4.
Ce fil d’Ariane parcourt le Malraux de Lacouture. Parlant de l’expérience de Malraux en Indochine ainsi que de son manque quasi total d’expérience en Chine, il écrit qu’ « il est vrai que ses visions refont un monde aussi vrai que le vrai, et que son Asie rêvée s’impose presque aussi fort qu’une Asie vécue » (p. 115). Lacouture appelle avec raison les quatre romans asiatiques un « torrent d’imagination » (p. 117), La Condition humaine « une œuvre […] puissamment imaginaire » (p. 161). Il fait quelque peu une exception pour L’Espoir étant donné l’expérience réelle de Malraux en Espagne : […] on se gardera de parler d’une « Espagne rêvée ». Elle fut vécue pendant sept mois par le romancier, dans la plénitude de sa souffrance et de leur commune générosité […] Reportage génial, certes, et par là sublimant la réalité. Mais reportage, et par là « reflet de la vérité » (p. 229). Personnellement, et après mes conversations avec Malraux, je crois que la transformation de l’expérience vécue est tout aussi grande dans L’Espoir. Et cela continue d’être le cas dans Les Antimémoires et tous les textes qui vont s’y joindre dans Le Miroir des limbes. Malraux ne se raconte pas, ne parle pas de son enfance – sujet quasi interdit, surtout en ce qui touche à sa mère. Pour Lacouture, c’est « […] l’œuvre de Malraux par excellence, celle où s’accomplit la fusion-confusion du vrai et de l’imaginaire, de l’expérience et du rêve, de la matière première vécue et de l’art qui la transforme » (p. 400).
Je mets l’accent ici sur ce plan littéraire, mais Lacouture suit d’aussi près les actions de Malraux sur la scène politique, au sens très large. Il est intéressant de noter que le parcours de ce lecteur et admirateur de Malraux recoupe à plusieurs reprises celui de son aîné de 20 ans. Lui aussi entre très tardivement dans la Résistance, se tenant à l’écart du conflit pour faire un diplôme à Sciences Po. (Il regrettera toute sa vie ce retard.) Il s’engage ensuite dans la DB du Général Leclerc comme Malraux dans la brigade Alsace-Lorraine. Après la guerre, il suit Leclerc en Indochine à l’âge où son aîné y était parti, rencontrant Hô Chi Minh, se faisant la main en tant que journaliste – comme Malraux à Indochine –, et devenant, comme celui-ci, fervent anticolonialiste. Il rallie De Gaulle, non au gouvernement comme Malraux, mais comme admirateur et par deux fois biographe ; il n’écrivait d’ailleurs ses biographies que sur des personnes qu’il admirait et respectait.
Jean Lacouture s’est éteint paisiblement dans sa maison de Roussillon, dans le Vaucluse – maison où il avait succédé à mon ami Larry Wylie qui y avait vécu et écrit son livre pionnier, Village in the Vaucluse5. Professeur de la Civilisation de la France à Harvard, arrivé, comme moi, en 1959, Larry m’a donné mon premier diplôme de la main à la main quatre ans plus tard. Jean Lacouture, quant à lui, m’a fait l’honneur insigne et le grand plaisir de me citer, seul, et de façon fort élogieuse, dans son article sur le colloque de Montréal, “François Mauriac, polémiste”, en 1980. Paix à son âme !
De chercheur, assurément. Lacouture s’est donné beaucoup de mal à fouiner dans l’Histoire ainsi que dans les nombreuses histoires, voire légendes ou mythes, qui entouraient son personnage pour essayer de distinguer le vrai du faux, le vécu du rêvé, imaginé ou carrément inventé (par Malraux ou par d’autres, que celui-ci encourageait ou laissait faire).
Anecdote : un de mes étudiants dans un séminaire sur Malraux en 1971 a déniché son exemplaire des Conquérants2 chez les bouquinistes ; il contenait un dépliant publicitaire des années Trente présentant le roman comme le vécu de l’auteur lui-même en Chine, comme le fait d’ailleurs la postface de la traduction allemande, sûrement fournie par Malraux, qui fait de lui le commissaire suppléant de la propagande à Canton (Lacouture tire tout cela au clair à la page 113). Malgré son admiration évidente pour son sujet, Lacouture arrive en général à faire ainsi le tri, à ne pas se laisser fourvoyer. Sans se contenter de recherches en bibliothèque ou dans des archives, en bon journaliste de terrain, il a interrogé beaucoup d’acteurs dans la vie mouvementée de Malraux et, à plusieurs reprises, Malraux lui-même. Ainsi arrive-t-il à éclairer plusieurs pans de cette “vie dans le siècle” de façon nuancée et juste.
D’écrivain, sans le moindre doute. Auteur de plus de 70 livres en plus de sa carrière de journaliste, Lacouture avait la plume facile et écrivait “plus vite que son ombre” : d’après Luc Cédelle3, il bluffait ses plus brillants collègues au Monde en tapant ses éditoriaux de politique étrangère en un quart d’heure, debout. Il parlait aussi facilement et rapidement, d’ailleurs. Dans les divers colloques où je l’ai croisé, il balançait ses communications, évidemment fort bien documentées, à partir de quelques notes, comme des rafales de mitraillette !
De biographe, cela va sans dire. En l’occurrence, Lacouture nous donne un portrait nuancé non seulement de l’homme Malraux – qui se gardait bien de parler de lui-même ; ce n’est pas pour rien que ses mémoires s’intitulent Antimémoires ! – , un homme qu’il ancre bien dans son “siècle” sur le plan historique, politique et littéraire. Un peu moins sur le plan familial, mais la réticence de Malraux sur ce plan ne rend pas la tâche facile. Il nous aide à comprendre en plus comment cet homme a réussi à transformer les matières premières puisées dans son siècle et dans ses expériences en une œuvre qui les dépasse. Ce sont ces transformations qui m’intéressent en premier lieu ici.
Nous savons que pour Malraux, l’art n’est jamais une reproduction mais plutôt une transformation, une transfiguration du réel. Dès Les Voix du silence en 1951 et jusqu’au posthume L’Homme précaire et la littérature, Malraux insiste sur cette transformation: « comme le peintre, l’écrivain n’est pas le transcripteur du monde, il en est le rival »4.
Ce fil d’Ariane parcourt le Malraux de Lacouture. Parlant de l’expérience de Malraux en Indochine ainsi que de son manque quasi total d’expérience en Chine, il écrit qu’ « il est vrai que ses visions refont un monde aussi vrai que le vrai, et que son Asie rêvée s’impose presque aussi fort qu’une Asie vécue » (p. 115). Lacouture appelle avec raison les quatre romans asiatiques un « torrent d’imagination » (p. 117), La Condition humaine « une œuvre […] puissamment imaginaire » (p. 161). Il fait quelque peu une exception pour L’Espoir étant donné l’expérience réelle de Malraux en Espagne : […] on se gardera de parler d’une « Espagne rêvée ». Elle fut vécue pendant sept mois par le romancier, dans la plénitude de sa souffrance et de leur commune générosité […] Reportage génial, certes, et par là sublimant la réalité. Mais reportage, et par là « reflet de la vérité » (p. 229). Personnellement, et après mes conversations avec Malraux, je crois que la transformation de l’expérience vécue est tout aussi grande dans L’Espoir. Et cela continue d’être le cas dans Les Antimémoires et tous les textes qui vont s’y joindre dans Le Miroir des limbes. Malraux ne se raconte pas, ne parle pas de son enfance – sujet quasi interdit, surtout en ce qui touche à sa mère. Pour Lacouture, c’est « […] l’œuvre de Malraux par excellence, celle où s’accomplit la fusion-confusion du vrai et de l’imaginaire, de l’expérience et du rêve, de la matière première vécue et de l’art qui la transforme » (p. 400).
Je mets l’accent ici sur ce plan littéraire, mais Lacouture suit d’aussi près les actions de Malraux sur la scène politique, au sens très large. Il est intéressant de noter que le parcours de ce lecteur et admirateur de Malraux recoupe à plusieurs reprises celui de son aîné de 20 ans. Lui aussi entre très tardivement dans la Résistance, se tenant à l’écart du conflit pour faire un diplôme à Sciences Po. (Il regrettera toute sa vie ce retard.) Il s’engage ensuite dans la DB du Général Leclerc comme Malraux dans la brigade Alsace-Lorraine. Après la guerre, il suit Leclerc en Indochine à l’âge où son aîné y était parti, rencontrant Hô Chi Minh, se faisant la main en tant que journaliste – comme Malraux à Indochine –, et devenant, comme celui-ci, fervent anticolonialiste. Il rallie De Gaulle, non au gouvernement comme Malraux, mais comme admirateur et par deux fois biographe ; il n’écrivait d’ailleurs ses biographies que sur des personnes qu’il admirait et respectait.
Jean Lacouture s’est éteint paisiblement dans sa maison de Roussillon, dans le Vaucluse – maison où il avait succédé à mon ami Larry Wylie qui y avait vécu et écrit son livre pionnier, Village in the Vaucluse5. Professeur de la Civilisation de la France à Harvard, arrivé, comme moi, en 1959, Larry m’a donné mon premier diplôme de la main à la main quatre ans plus tard. Jean Lacouture, quant à lui, m’a fait l’honneur insigne et le grand plaisir de me citer, seul, et de façon fort élogieuse, dans son article sur le colloque de Montréal, “François Mauriac, polémiste”, en 1980. Paix à son âme !
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1 – Paris, Seuil, 1973; collection Points Histoire, 1976.
2 – [1928] Paris, Grasset.
3 – Luc Cédelle, “Mort de Jean Lacouture, journaliste et biographe, vorace et humaniste”, Le Monde, 17 juillet 2015
4 – Paris, Gallimard. Voir, par exemple, la page 318: « L’art naît précisément de la fascination de l’insaisissable, du refus de copier des spectacles (c’est moi qui souligne) ; de la volonté d’arracher les formes au monde que l’homme subit pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne ».
5 – Village in the Vaucluse: Account of Life in a French Village by Laurence Wylie (Paperback, 1974)
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