Le plus évident d’abord : on trouve dans La Condition humaine un rôle de chat traditionnel, un chat cliché, c’est-à-dire un chat-femme qui est aussi une femme-chat. Et dans ce chat-femme sont bien sûr programmés un chat rétif et un chat lascif.
Quand Clappique est au Black Cat, il est installé (p. 34) à côté d’une Philippine qui se chauffe « comme un chat à la chaleur de la demi-ivresse ». Au lit, Valérie Serge — quelques instants avant l’amour — a « l’expression complexe du chat à l’abandon » (p. 118). Plus loin, devant Kyo, c’est May, « trop loyale pour cacher son instinct » qui revient pourtant « à ses désirs avec une opiniâtreté de chat ». (p. 203). Et quand un vieil homme, dans la prison des droits communs (p. 280), est comparé à « un vieux chat blanc presque sans nez » nous ne nous éloignons en fait pas trop de la féminité, car ce personnage déjà peu viril ne tarde pas à confier : « Je vends des femmes ».
En complément à ce cliché de féminité féline, on peut aussi repérer deux autres éléments un peu attendus. En premier lieu, l’orgueil (p. 118) : « Ferral aimait les animaux, comme tous ceux dont l’orgueil est trop grand pour s’accommoder des hommes ; les chats surtout ». En second lieu, le présage : la boîte de nuit où se joue le mauvais destin des héros s’appelle le Black Cat. Au début du roman, Kyo semble voir s’y exaucer ses vœux : il finit par y rencontrer Clappique pour y traiter son affaire de revolvers. Mais quand le mouvement de l’Histoire s’inverse, c’est en vain qu’il attend dans ce même lieu celui qui pourrait le sauver : Clappique est en train de chercher fortune dans un autre endroit, et pour Kyo l’attente au Black Cat n’est rien d’autre que ce qui laisse au piège le temps de se refermer sur lui. Ce nom de « chat noir » aurait dû le mettre en alerte, mais dans le roman, seul le lecteur est en mesure de traiter ce genre d’information avec la lucidité requise.
Rien de tout cela n’est au fond très nouveau. À nous en tenir à ce type de chat, nous en serions encore au premier stade de l’écriture littéraire tel que le décrit souvent Malraux lui-même : quand le roman s’écrit avec l’expérience des autres. C’est-à-dire quand il reprend l’expérience accumulée dans la langue et les œuvres des autres sous la forme du topos. Il s’agit, à ce stade, de faire jouer des clichés, pas de les transformer dans une mise en œuvre.
S’ils n’étaient que ce que nous venons de repérer, les chats n’apporteraient donc pas grand-chose à La Condition humaine, qui ne leur apporterait guère plus. Il y a cependant un autre réseau, beaucoup plus dense, et plus original : les chats frappent dans ce roman par l’intensité de leur présence, une intensité qui doit beaucoup plus à la scénographie de cette présence qu’aux clichés qu’ils incarnent. On trouve dans ces pages toute une série d’occurrences de récit où le chat se trouve doté, par les conditions de sa mise en scène, d’une véritable fonction romanesque.
Soit l’extrait suivant, au début du roman, quand Tchen vient d’assassiner le marchand d’armes : Une tache sombre commença à s’étendre, grandit comme un être vivant. Et à côté d’elle, grandissant comme elle, parut l’ombre de deux oreilles pointues. La porte était proche, le balcon plus : mais c’était du balcon que venait l’ombre. Bien que Tchen ne crût pas aux génies, il était paralysé, incapable de se retourner. Il sursauta : un miaulement. À demi délivré, il osa regarder. C’était un chat de gouttière qui entrait par la fenêtre sur ses pattes silencieuses, les yeux fixés sur lui.
Portés par le faisceau de la narration, nous regardons, avec le regard de Tchen et au-delà de Tchen, quelque chose qui le regarde, et qui devient un chat. Tchen se trouve ici dans un entre-deux, entre la place du narrateur et la place du chat. Dans le miroir romanesque, le chat est — en fond de scène — comme le symétrique, l’ombre du narrateur présent à l’avant-scène. Il est l’alter ego de celui qui raconte. Dimension supplémentaire, le chat est très près de devenir un véritable « génie du lieu », au moment où s’affirme la toute-puissance de son vis-à-vis, le romancier démiurge de ce lieu. L’ensemble fonctionnant aussi comme un effet de gag destiné à corser la tonalité d’un suspense jusque-là un peu feuilletonesque (« L’angoisse lui tordait l’estomac » dit la troisième phrase du roman, en lisière de pastiche). Tchen reviendra sur cet épisode pour le dramatiser à nouveau sous la forme d’une obsession (p. 149) : Je rêve presque chaque nuit. Il y a aussi la distraction, la rêverie. L’ombre d’un chat, par terre…
Un peu plus loin, lorsque Kyo arrive à l’endroit où il sait pouvoir rencontrer Clappique, nous retrouvons à peu de choses près le même dispositif scénique en trois plans étagés en profondeur (p.28) : L’auto s’arrêta à l’entrée d’un jardin exigu, éclairé par l’enseigne lumineuse du Black Cat. Ici, c’est une source d’éclairage interne qui permet de saisir ce qui autrement resterait dans l’obscurité. À l’avant-plan : le taxi, Kyo, le regard de Kyo qui sert de truchement au romancier. Au centre de la scène : l’entrée de la boîte de nuit. Au fond : une enseigne lumineuse dont nous apprendrons qu’il s’agit d’une tête de chat. Le pouvoir nyctalope de l’animal est ici transformé en puissance d’éclairage d’arrière-plan. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que soit très tôt souligné ce pouvoir qu’a le félin de voir dans le noir, surtout dans un univers qui a — à ce point — affaire avec l’opacité des nuits, l’obscurité du monde et les ténèbres de l’être.
Quand Kyo aura retrouvé Clappique et qu’ils seront sortis ensemble dans la rue, le même dispositif scénique sera répété (p. 35) : Clappique s’était arrêté. Kyo, ayant fait un pas de plus, dut se retourner : le visage du baron était à peine visible, mais le grand chat lumineux, enseigne du Black Cat, l’entourait comme une auréole. À nouveau à l’arrière-plan, en symétrique de la position du personnage-foyer (Kyo) qui relaie la position de narration, nous retrouvons une figure de chat. Une figure de chat-auréole, à travers laquelle (comme après l’assassinat du marchand d’armes) s’ironise à nouveau la situation. Sans oublier que Kyo lui-même a lui aussi quelque chose de félin, comme il sera bientôt précisé dans peu de pages (p. 41) : « Kyo, petit et souple comme un chat japonais ». Chat devant, chat derrière : le chat joue un rôle qui déborde largement l’anecdote ou même la fonction d’ironisation du récit.
Cette figure féline qui auréole un arrière-plan va d’ailleurs progresser jusqu’à devenir une véritable composante de l’espace. Évoquant le sourire de Valérie, Ferral lui dit (120) : Votre sourire me fait penser au fantôme du chat qui ne se matérialisait jamais, et dont on ne voyait qu’un ravissant sourire de chat, flottant dans l’air. Ce chat évanescent, évoqué sous les auspices de Carroll, a cessé d’être un élément de la scène pour devenir quelque chose comme l’esprit du lieu. C’est un chat « flottant ». Il avait failli être un « génie » du lieu dès les premières pages du texte, mais il avait alors été ramené au rang de présence prosaïque. C’était pour mieux sauter, mieux changer de règne. Appelé dans la conversation entre les amants, il n’est plus une présence dans l’espace, il est devenu une qualité maîtresse de l’espace-temps lui-même, sourire flottant dans l’air, à la limite d’une condition transcendantale. Il est un peu cousin du chat de Baudelaire, qui avait, lui, réussi à devenir un « esprit du lieu », celui du poème des Fleurs du Mal intitulé Le Chat :
Quand Clappique est au Black Cat, il est installé (p. 34) à côté d’une Philippine qui se chauffe « comme un chat à la chaleur de la demi-ivresse ». Au lit, Valérie Serge — quelques instants avant l’amour — a « l’expression complexe du chat à l’abandon » (p. 118). Plus loin, devant Kyo, c’est May, « trop loyale pour cacher son instinct » qui revient pourtant « à ses désirs avec une opiniâtreté de chat ». (p. 203). Et quand un vieil homme, dans la prison des droits communs (p. 280), est comparé à « un vieux chat blanc presque sans nez » nous ne nous éloignons en fait pas trop de la féminité, car ce personnage déjà peu viril ne tarde pas à confier : « Je vends des femmes ».
En complément à ce cliché de féminité féline, on peut aussi repérer deux autres éléments un peu attendus. En premier lieu, l’orgueil (p. 118) : « Ferral aimait les animaux, comme tous ceux dont l’orgueil est trop grand pour s’accommoder des hommes ; les chats surtout ». En second lieu, le présage : la boîte de nuit où se joue le mauvais destin des héros s’appelle le Black Cat. Au début du roman, Kyo semble voir s’y exaucer ses vœux : il finit par y rencontrer Clappique pour y traiter son affaire de revolvers. Mais quand le mouvement de l’Histoire s’inverse, c’est en vain qu’il attend dans ce même lieu celui qui pourrait le sauver : Clappique est en train de chercher fortune dans un autre endroit, et pour Kyo l’attente au Black Cat n’est rien d’autre que ce qui laisse au piège le temps de se refermer sur lui. Ce nom de « chat noir » aurait dû le mettre en alerte, mais dans le roman, seul le lecteur est en mesure de traiter ce genre d’information avec la lucidité requise.
Rien de tout cela n’est au fond très nouveau. À nous en tenir à ce type de chat, nous en serions encore au premier stade de l’écriture littéraire tel que le décrit souvent Malraux lui-même : quand le roman s’écrit avec l’expérience des autres. C’est-à-dire quand il reprend l’expérience accumulée dans la langue et les œuvres des autres sous la forme du topos. Il s’agit, à ce stade, de faire jouer des clichés, pas de les transformer dans une mise en œuvre.
S’ils n’étaient que ce que nous venons de repérer, les chats n’apporteraient donc pas grand-chose à La Condition humaine, qui ne leur apporterait guère plus. Il y a cependant un autre réseau, beaucoup plus dense, et plus original : les chats frappent dans ce roman par l’intensité de leur présence, une intensité qui doit beaucoup plus à la scénographie de cette présence qu’aux clichés qu’ils incarnent. On trouve dans ces pages toute une série d’occurrences de récit où le chat se trouve doté, par les conditions de sa mise en scène, d’une véritable fonction romanesque.
Soit l’extrait suivant, au début du roman, quand Tchen vient d’assassiner le marchand d’armes : Une tache sombre commença à s’étendre, grandit comme un être vivant. Et à côté d’elle, grandissant comme elle, parut l’ombre de deux oreilles pointues. La porte était proche, le balcon plus : mais c’était du balcon que venait l’ombre. Bien que Tchen ne crût pas aux génies, il était paralysé, incapable de se retourner. Il sursauta : un miaulement. À demi délivré, il osa regarder. C’était un chat de gouttière qui entrait par la fenêtre sur ses pattes silencieuses, les yeux fixés sur lui.
Portés par le faisceau de la narration, nous regardons, avec le regard de Tchen et au-delà de Tchen, quelque chose qui le regarde, et qui devient un chat. Tchen se trouve ici dans un entre-deux, entre la place du narrateur et la place du chat. Dans le miroir romanesque, le chat est — en fond de scène — comme le symétrique, l’ombre du narrateur présent à l’avant-scène. Il est l’alter ego de celui qui raconte. Dimension supplémentaire, le chat est très près de devenir un véritable « génie du lieu », au moment où s’affirme la toute-puissance de son vis-à-vis, le romancier démiurge de ce lieu. L’ensemble fonctionnant aussi comme un effet de gag destiné à corser la tonalité d’un suspense jusque-là un peu feuilletonesque (« L’angoisse lui tordait l’estomac » dit la troisième phrase du roman, en lisière de pastiche). Tchen reviendra sur cet épisode pour le dramatiser à nouveau sous la forme d’une obsession (p. 149) : Je rêve presque chaque nuit. Il y a aussi la distraction, la rêverie. L’ombre d’un chat, par terre…
Un peu plus loin, lorsque Kyo arrive à l’endroit où il sait pouvoir rencontrer Clappique, nous retrouvons à peu de choses près le même dispositif scénique en trois plans étagés en profondeur (p.28) : L’auto s’arrêta à l’entrée d’un jardin exigu, éclairé par l’enseigne lumineuse du Black Cat. Ici, c’est une source d’éclairage interne qui permet de saisir ce qui autrement resterait dans l’obscurité. À l’avant-plan : le taxi, Kyo, le regard de Kyo qui sert de truchement au romancier. Au centre de la scène : l’entrée de la boîte de nuit. Au fond : une enseigne lumineuse dont nous apprendrons qu’il s’agit d’une tête de chat. Le pouvoir nyctalope de l’animal est ici transformé en puissance d’éclairage d’arrière-plan. Il n’est d’ailleurs pas indifférent que soit très tôt souligné ce pouvoir qu’a le félin de voir dans le noir, surtout dans un univers qui a — à ce point — affaire avec l’opacité des nuits, l’obscurité du monde et les ténèbres de l’être.
Quand Kyo aura retrouvé Clappique et qu’ils seront sortis ensemble dans la rue, le même dispositif scénique sera répété (p. 35) : Clappique s’était arrêté. Kyo, ayant fait un pas de plus, dut se retourner : le visage du baron était à peine visible, mais le grand chat lumineux, enseigne du Black Cat, l’entourait comme une auréole. À nouveau à l’arrière-plan, en symétrique de la position du personnage-foyer (Kyo) qui relaie la position de narration, nous retrouvons une figure de chat. Une figure de chat-auréole, à travers laquelle (comme après l’assassinat du marchand d’armes) s’ironise à nouveau la situation. Sans oublier que Kyo lui-même a lui aussi quelque chose de félin, comme il sera bientôt précisé dans peu de pages (p. 41) : « Kyo, petit et souple comme un chat japonais ». Chat devant, chat derrière : le chat joue un rôle qui déborde largement l’anecdote ou même la fonction d’ironisation du récit.
Cette figure féline qui auréole un arrière-plan va d’ailleurs progresser jusqu’à devenir une véritable composante de l’espace. Évoquant le sourire de Valérie, Ferral lui dit (120) : Votre sourire me fait penser au fantôme du chat qui ne se matérialisait jamais, et dont on ne voyait qu’un ravissant sourire de chat, flottant dans l’air. Ce chat évanescent, évoqué sous les auspices de Carroll, a cessé d’être un élément de la scène pour devenir quelque chose comme l’esprit du lieu. C’est un chat « flottant ». Il avait failli être un « génie » du lieu dès les premières pages du texte, mais il avait alors été ramené au rang de présence prosaïque. C’était pour mieux sauter, mieux changer de règne. Appelé dans la conversation entre les amants, il n’est plus une présence dans l’espace, il est devenu une qualité maîtresse de l’espace-temps lui-même, sourire flottant dans l’air, à la limite d’une condition transcendantale. Il est un peu cousin du chat de Baudelaire, qui avait, lui, réussi à devenir un « esprit du lieu », celui du poème des Fleurs du Mal intitulé Le Chat :
C’est l’esprit familier du lieu ;
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire ;
Peut-être est-il fée, est-il dieu ?
Il inspire, dit Baudelaire. Suivons un peu ce chemin, esquissé par l’un des grands auteurs de la « bibliothèque imaginaire » de Malraux et demandons à deux textes écrits par Malraux après La Condition humaine de guider un peu nos pas : il s’agit d’un texte de 1951 et d’un texte de 1977. Et commettons un petit coup de force herméneutique en nous servant de ces textes comme de filtres pour mieux distinguer ce qui se passe dans le roman de 1933. Avec d’autant moins de scrupule que c’est justement la notion de filtre que ces textes mettent en jeu.
Le texte le plus récent se trouve dans L’Homme précaire et la littérature (p.157). Malraux tente de cerner l’acte créateur et il note : [la volonté de création filtre l’univers] de façons successives, son filtre variant selon les états de l’œuvre, comme la prunelle des chats selon l’obscurité. Il devient ce que Delacroix appelle le dictionnaire. La création artistique est ici assimilée à l’activité d’un œil félin filtrant l’univers. Mais il ne s’agit pas seulement dans la pensée de Malraux du simple univers de la matière. Cet univers inclut aussi le passé de la culture : tout un monde, et les dictionnaires de la lecture de ce monde.
C’est ce que nous aide aussi à comprendre un autre passage de l’œuvre de Malraux, un texte antérieur à celui-ci. Il s’agit des Voix du silence de 1951 (p.346), d’un passage dans lequel Malraux se servait déjà de l’image du filtre : L’artiste, loin de regarder le monde pour se soumettre à lui, le regarde donc pour le filtrer. Son premier filtre, le pastiche dépassé, est le schème qui filtre à la fois, assez grossièrement, le monde et le pastiche lui-même. L’activité de filtre est ici présentée comme un refus de la soumission au monde. Le filtre, c’est le refus de la sujétion qu’impliquerait le réalisme photographique. La posture créatrice de Malraux, c’est de regarder pour filtrer, c’est une activité rétive à l’emprise que le monde tente à tout instant d’exercer sur nous.
La création de l’artiste n’est ni une imitation du monde, ni son refus. C’est un processus complexe de filtrage qui se fait par étapes. La première étape est celle du pastiche, qui n’est pas encore le filtre. Puis vient le filtre, obtenu par dépassement du pastiche ; et ce filtre devient pour Malraux un schème. Le schème filtre au second degré, il devient le filtre qui filtre le monde et qui filtre le pastiche. C’est un filtre à mise au point différenciée, un filtre capable de variations, comme l’œil du chat, comme la prunelle féline dans l’obscurité. Pour explorer le monde de la nature et de la culture tel qu’il se dresse initialement dans la problématique de Malraux, pour explorer les ténèbres de l’être et du monde et en faire une œuvre, il faut une prunelle de chat. Il faut une forme ironique comme l’auréole du Black cat ou le sourire non matérialisé et flottant du chat de Carroll.
Il est alors moins étonnant que dès les premières lignes de La Condition humaine, un chat intervienne à point nommé pour marquer le dépassement de ce qui se présentait d’abord comme un pastiche de roman policier (Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait l’estomac.) Pas étonnant non plus qu’il réapparaisse pour marquer, dans le dialogue de Ferral et de Valérie, le dépassement d’un pastiche des Liaisons dangereuses. C’est ce pastiche dépassé de thriller ou de récit XVIIIe qui permet alors de filtrer véritablement le monde des années vingt et trente. Une expérience livresque des œuvres du passé ne donnerait que des pastiches ; une expérience vécue du monde contemporain, ignorant la culture, ne produirait que du journalisme : la création selon Malraux doit passer à la fois par le monde et les livres, produire ainsi ses propres schèmes et filtrer comme l’œil des chats. Autrement dit, la création romanesque est une félinité à conquérir.
Le chat de Malraux n’est pas seulement présent dans l’énoncé, il n’est pas seulement un élément anecdotique du récit et du discours. Il n’est pas non plus le cliché de la femme rétive ou de l’animal porte-malheur. Sa puissance en fait aussi l’une des figures centrales de l’énonciation, l’une des agents de la régie des points de vue. Il est installé à la fois dans le vu et dans le voir. Il est même ce qui empêche la vision d’être aveuglée par ce qu’elle voit. Le chat, c’est — dans le bestiaire — la réponse ironique du roman à la menace des clichés, menace incarnée par les perroquets qui à six reprises sont là pour nous mettre en garde contre les tentations du psittacisme et de la bêtise en littérature. Des perroquets mal voyants dont le dernier représentant dans le roman est le grand ara amer et borgne qui sert de ministre des Affaires Étrangères à une IIIe République trop prudente.
Présent sur la scène de l’énoncé et dans l’instance d’énonciation, participant à la fois de ce qui est vu et de ce qui voit, ce chat retrouve alors toutes les puissances de la tradition baudelairienne. Dans le poème déjà cité des Fleurs du Mal, il appartenait également à plusieurs instances, et logeait à la fois au fond d’un appartement et dans la cervelle de l’auteur :
Le texte le plus récent se trouve dans L’Homme précaire et la littérature (p.157). Malraux tente de cerner l’acte créateur et il note : [la volonté de création filtre l’univers] de façons successives, son filtre variant selon les états de l’œuvre, comme la prunelle des chats selon l’obscurité. Il devient ce que Delacroix appelle le dictionnaire. La création artistique est ici assimilée à l’activité d’un œil félin filtrant l’univers. Mais il ne s’agit pas seulement dans la pensée de Malraux du simple univers de la matière. Cet univers inclut aussi le passé de la culture : tout un monde, et les dictionnaires de la lecture de ce monde.
C’est ce que nous aide aussi à comprendre un autre passage de l’œuvre de Malraux, un texte antérieur à celui-ci. Il s’agit des Voix du silence de 1951 (p.346), d’un passage dans lequel Malraux se servait déjà de l’image du filtre : L’artiste, loin de regarder le monde pour se soumettre à lui, le regarde donc pour le filtrer. Son premier filtre, le pastiche dépassé, est le schème qui filtre à la fois, assez grossièrement, le monde et le pastiche lui-même. L’activité de filtre est ici présentée comme un refus de la soumission au monde. Le filtre, c’est le refus de la sujétion qu’impliquerait le réalisme photographique. La posture créatrice de Malraux, c’est de regarder pour filtrer, c’est une activité rétive à l’emprise que le monde tente à tout instant d’exercer sur nous.
La création de l’artiste n’est ni une imitation du monde, ni son refus. C’est un processus complexe de filtrage qui se fait par étapes. La première étape est celle du pastiche, qui n’est pas encore le filtre. Puis vient le filtre, obtenu par dépassement du pastiche ; et ce filtre devient pour Malraux un schème. Le schème filtre au second degré, il devient le filtre qui filtre le monde et qui filtre le pastiche. C’est un filtre à mise au point différenciée, un filtre capable de variations, comme l’œil du chat, comme la prunelle féline dans l’obscurité. Pour explorer le monde de la nature et de la culture tel qu’il se dresse initialement dans la problématique de Malraux, pour explorer les ténèbres de l’être et du monde et en faire une œuvre, il faut une prunelle de chat. Il faut une forme ironique comme l’auréole du Black cat ou le sourire non matérialisé et flottant du chat de Carroll.
Il est alors moins étonnant que dès les premières lignes de La Condition humaine, un chat intervienne à point nommé pour marquer le dépassement de ce qui se présentait d’abord comme un pastiche de roman policier (Tchen tenterait-il de lever la moustiquaire ? Frapperait-il au travers ? L’angoisse lui tordait l’estomac.) Pas étonnant non plus qu’il réapparaisse pour marquer, dans le dialogue de Ferral et de Valérie, le dépassement d’un pastiche des Liaisons dangereuses. C’est ce pastiche dépassé de thriller ou de récit XVIIIe qui permet alors de filtrer véritablement le monde des années vingt et trente. Une expérience livresque des œuvres du passé ne donnerait que des pastiches ; une expérience vécue du monde contemporain, ignorant la culture, ne produirait que du journalisme : la création selon Malraux doit passer à la fois par le monde et les livres, produire ainsi ses propres schèmes et filtrer comme l’œil des chats. Autrement dit, la création romanesque est une félinité à conquérir.
Le chat de Malraux n’est pas seulement présent dans l’énoncé, il n’est pas seulement un élément anecdotique du récit et du discours. Il n’est pas non plus le cliché de la femme rétive ou de l’animal porte-malheur. Sa puissance en fait aussi l’une des figures centrales de l’énonciation, l’une des agents de la régie des points de vue. Il est installé à la fois dans le vu et dans le voir. Il est même ce qui empêche la vision d’être aveuglée par ce qu’elle voit. Le chat, c’est — dans le bestiaire — la réponse ironique du roman à la menace des clichés, menace incarnée par les perroquets qui à six reprises sont là pour nous mettre en garde contre les tentations du psittacisme et de la bêtise en littérature. Des perroquets mal voyants dont le dernier représentant dans le roman est le grand ara amer et borgne qui sert de ministre des Affaires Étrangères à une IIIe République trop prudente.
Présent sur la scène de l’énoncé et dans l’instance d’énonciation, participant à la fois de ce qui est vu et de ce qui voit, ce chat retrouve alors toutes les puissances de la tradition baudelairienne. Dans le poème déjà cité des Fleurs du Mal, il appartenait également à plusieurs instances, et logeait à la fois au fond d’un appartement et dans la cervelle de l’auteur :
Dans ma cervelle se promène,
Ainsi qu’en son appartement,
Un beau chat, fort, doux et charmant.
Et Baudelaire ajoute un peu plus bas, en établissant la voix du chat :
Cette voix, qui perle et qui filtre,
Dans mon fonds le plus ténébreux
Me remplit comme un vers nombreux
Et me réjouit comme un philtre.
On retrouve, à même la voix, le motif du filtrage des ténèbres par le chat. Mais Baudelaire enrichit le motif par la toute-puissance de la rime filtre/philtre. Et si l’on revient à La Condition humaine en compagnie de cette rime, on a peut-être une idée plus forte de la tension organisée dans le roman entre ce qui filtre (distanciation, réécriture, ironie, polyphonie, jeu de registres allant du tragique au farfelu) — et ce qui agit comme un philtre (comme jouissance physique des effets du nombre dans la parole éloquente, comme volonté d’emprise sur le destinataire par la force du rythme et du mythe).
Chat intérieur et chat extérieur. Le chat est certes d’abord le chat représenté. Il peut symboliser la condition humaine dans toute l’extension que lui donne le roman. Il peut au besoin avoir une présence pathétique : la bête hurlait et se débattait ; elle ne comprenait rien ; il sentait qu’elle se croyait torturée (p. 179). C’est, dans le règne animal, l’équivalent des tortures infligées à l’enfant et à l’homme. Mais en même temps, ce chat tragiquement représenté est aussi un chat de la représentation. Un chat double : un chat de l’énoncé et un chat de l’énonciation. Un chat de la présence ironisée en présence dépassée de pastiche et un chat de l’œil comme filtre et de la voix comme filtre et philtre. Un chat tragique et burlesque, torturé et ironique. Deux registres du chat qui sont aussi les registres majeurs du texte. Par exemple dans l’émouvante oraison funèbre de Kyo et dans l’histoire inversement grotesque du « cantique des perroquets » racontée par Clappique. Héros et anti-héros. En sachant que le roman ne décide vraisemblablement pas entre les deux, que l’auteur s’est sans doute rêvé Kyo, mais n’a jamais dédaigné jouer à Clappique, d’autant que celui-ci, par ses liens avec les chats est peut-être plus introduit dans l’atelier du roman.
Malraux et l’œuvre féline. Il ne faut surtout pas lire ce roman au premier degré, comme du Barrès, car ce serait donner raison à Rebatet, faire de Malraux une lecture bovine qui le transformerait en sous-Barrès bolchéviste. La Condition humaine n’est pas un roman de l’énergie internationale. Il ne faut pas pour autant le lire comme certains lisent Les Faux monnayeurs, comme s’il s’agissait d’un simple atelier de réécriture. Si l’écriture est une félinité à conquérir, il faut aussi lire La Condition humaine avec un œil de chat, à prunelle variable. Avec un œil qui sait s’accommoder des différents états et registres de la narration. Il faut surtout éviter de lire avec l’œil fixe, sous une lumière trop crue, que ce soit l’œil révolutionnaire, l’œil métaphysique ou l’œil esthétisant. Ce roman dont la mort — à partir du fragment de Pascal sur la condition humaine en son cachot — est l’un des tropismes majeurs, ne doit pas être lu fixement, pour reprendre l’adverbe déjà utilisé par La Rochefoucauld pour la mort et le soleil. Il faut le lire en acceptant une part d’ombre, d’insaisissable, de focale variable et d’ironie.
Une ironie entendue dans son sens le plus large et le plus fort, en tant qu’elle peut radicalement mettre en cause les sens qui sont ordinairement exhibés dans la presse et les manuels. Le roman de Malraux comprend certes une histoire du combat révolutionnaire, celle qui contribua à faire adhérer au parti communiste Claude Roy ou Joël Nordmann et tant de jeunes bourgeois pressés par leur cœur ou la Gestapo. Il comprend aussi un roman de l’anti-destin, moins historicisant, plus métaphysique, en filigrane de philosophie pour classes terminales. Il comprend également un hymne à l’art comme dépassement de ce destin, en limite d’esthétique à gros effets : trois « soupes » régulièrement resservies par une critique qui n’y regarde pas de trop près. Des soupes à la préparation desquelles l’auteur a lui-même mis la main, servant chacune au public qui convenait, au moment approprié. Mais des soupes préparées sous le regard « flottant » du chat, en sa présence « glissante ». Un jeu félin qui fait que le roman nous en dit toujours beaucoup plus que ce que l’auteur a successivement et parfois contradictoirement déclaré. On l’oublie trop, et cet oubli a valu au roman la désaffection dont certains aujourd’hui se lamentent.
Ce qui fait la vraie trame du roman, c’est le schème qui – dans l’Histoire, la métaphysique et l’art – unit le tragique avec la part du chat. Un schème dont Malraux parlera bien après La Condition humaine, après en avoir parlé bien avant, celui de ce farfelu qui innerve aussi bien ses premiers écrits des années vingt, que ses Antimémoires de 1972, un livre dont il nous dit qu’il porte ce titre « parce qu’on y trouve, souvent liée au tragique, une présence irréfutable et glissante comme celle du chat qui passe dans l’ombre : celle du farfelu dont j’ai sans le savoir ressuscité le nom ». Un farfelu qui n’est pas seulement un divertissement, un comique à la marge, mais fait en permanence dissoner les grands registres sérieux du texte, pour en mettre en cause la possibilité même. C’est cette dissonance à même l’accord des phrases et l’orchestration des pensées et des actes qui devient la marque de l’œuvre, et aussi ce par quoi l’œuvre porte la marque de son temps.
Dans La Condition humaine ce farfelu, ce sont toutes les histoires, les remarques ou les actes de Clappique qui inversent et ironisent la grande Histoire, en en donnant peut-être une vision plus prophétique que la légende sanglante ou la légende dorée qui occupent le devant de la scène. Après tout, quelle voix aujourd’hui apparaît comme la plus pertinente, celle qui nous disait que Kyo « aurait combattu pour ce qui de son temps aurait été chargé du sens le plus fort », ou celle de Clappique, annonçant dès 1933 la Chine de « talapoins » qui de Tchang-Kaï-Tchek à Tien-an-Men aura vu bien des parades grotesques et sanglantes ?
Ce farfelu, c’est aussi le moment où, ayant construit son émotion entre discours sur l’art et discours sur l’être au cours de l’entretien avec Kama1 le romancier prend le risque de casser cette émotion par une réflexion transversale de Clappique : « Chiqué ? » Ce sont aussi les moments où Malraux lui-même fait du Clappique, comme après l’attaque héroïque du tchon, quand un vieillard pleure la perte de chevaux qui ne sont même pas les siens, « et pour rien ». Ou encore, dans la chambre de Valérie, quand Ferral multiplie les fantasmes érotiques et sadiens devant un lit vidé de toute présence féminine, mais où vient se dresser – qui, faute d’œil de chat, le voit jamais ? – un kangourou dont il vient d’être dit qu’il est « de très petite taille », « velu » et fait « des yeux de biche épouvantée ». La Condition humaine, c’est bien sûr la chaudière de l’horreur dans laquelle on jette les détenus, la locomotive au sifflet de destin ; mais c’est aussi – et en même temps – ce kangourou, ces perroquets, ces lapins, ce bestiaire venu du royaume des Lunes en papier, dominé par les chats.
Chat flottant, chat glissant, chat du farfelu jamais inactif, dont nous avons vu qu’il servait aussi d’auréole à cette autre incarnation du farfelu qu’est le baron de Clappique, seul de tous les personnages de La Condition humaine a avoir eu le droit de survivre au roman, dans une manière de retour balzacien, et justement dans les Antimémoires. Dans ces Antimémoires, Clappique n’apparaît pas à n’importe quel moment : Malraux le rencontre à Singapour, alors qu’il est en route vers le dernier épisode de sa légende asiatique, vers la Chine révolutionnée de Mao. Ce n’est sans doute pas un hasard si la rencontre avec Clappique précède la rencontre avec le maître de la Cité interdite, comme pour en donner d’avance le contrepoint ironique. Pas un hasard non plus si une partie de la conversation avec Clappique roule sur Le Chat botté, les chats de Sumatra, ceux de Bornéo (verts à poils de lièvre) et ceux de Venise ; et si, sur les genoux du vieux baron, finit par se coucher « un gentil chat noir ».
On parlera beaucoup d’aventure ce soir-là, des relations de l’aventure, de l’Histoire et des romans. Malraux finira par confier que l’aventure n’est plus pour lui qu’un « appartement abandonné », que le « Temps meurtrier » envoie « au néant les histoires et l’Histoire », que la pensée n’est jamais sûre de « reconquérir la durée », mais que peut-être les grands hommes… En contrepoint, la voix de Clappique : « Ah, le sérieux ! le sérieux ! Déprimant ! Consternant ! » Puis Clappique disparaît à jamais dans l’ombre du patio, après avoir confié son chat noir à ses interlocuteurs. Comme si l’animal pouvait aider à répondre à la question laissée en suspens dans la nuit, question de savoir si l’Histoire est encore possible ou si elle n’est plus qu’un « texte bluffeur ». Le nom du chat ? Essuie-plume.
Hédi KADDOUR
Écrivain
Littérature, n° 104, décembre 1996
Dernier titre paru :
La nuit des orateurs, Gallimard, 2021
- La Condition humaine, p. 192 : « Dans le silence, commencèrent à tinter des notes de guitare ; elles s’organisèrent bientôt en une chute lente, […] perdues enfin dans une sérénité solennelle. […] Je sais maintenant que je peux retrouver n’importe où mon silence intérieur… »