Notre ami Joël Haxaire a consacré une très belle étude à la présence d’André Malraux sur la Côte d’Azur (La Côte d’Azur, rivage refuge, Malraux, de fin 1940 à fin 1942 – Hors-série n° 9 de Présence d’André Malraux, 2022).
Avec sa compagne Josette Clotis et son premier fils Pierre-Gauthier, ils habitent de luxueuses villas mises à leur disposition par des amis aisés et généreux : essentiellement « La Souco » à Roquebrune-Cap-Martin. Ce séjour pose un problème que Joël Haxaire n’évite pas : si Malraux se refuse à toute collaboration avec le régime en place, s’il n’est pas question de publier en France, ni même d’écrire dans la Nouvelle Revue Française pourtant dirigée par Pierre Drieu La Rochelle très proche ami « mais « fascisant actif », il n’en reste pas moins fermé à toute sollicitation pour rejoindre les rangs de la Résistance. Et pourtant, ces approches sont le fait de fortes personnalités : Boris Vildé, fondateur du « Réseau du Musée de l’Homme », Romain Gary, Joseph Kessel, Jean Cassou et le vieux complice du survol du Yémen Édouard Corniglion-Molinier. Même les futurs chantres de l’existentialisme, Jean-Paul Sartre et peut-être Simone de Beauvoir, venant en vélo, se heurtent au même refus « ses arguments à l’appui ».
Ses arguments ? Mais quels sont-ils ? Joël Haxaire les définit de manière exhaustive : « Envisager quoi que ce soit de sérieux (c’est-à-dire dépassant le « coup de fusil héroïque ») requiert à ses yeux les moyens appropriés qu’apporteraient par exemple la puissance des chars russes ou des avions américains » (page 53). Il nous parait donc intéressant de nous demander ce qui a amené Malraux à cette position, même si, en ce domaine, on en est réduit aux hypothèses. Dans L’Espoir, un personnage demande au « Commandant » Garcia ce qu’un homme peut faire de mieux dans sa vie. Et lui de répondre « transformer en conscience une expérience aussi large que possible ». Et c’est, très vraisemblablement, ce que fait Malraux à son retour d’Espagne : il a vu, au cours de cette guerre, un peuple de républicains courageux certes, mais mal équipés, vaincus progressivement par une véritable armée fortement appuyée par les aviations très modernes de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Lui-même s’est montré héroïque, organisant un embryon d’aviation républicaine, mais avec des appareils démodés, des équipages comptant quelques professionnels venus de l’étranger, mais constituée avant tout d’amateurs (Superbe scène où un paysan embarqué comme observateur ne reconnaît pas à 2 ou 3000 m. d’altitude, son propre village). S’il n’a aucune formation militaire, Malraux a revêtu sans problème les habits de chef de guerre et acquis le regard stratégique d’un officier supérieur. On gagne une guerre avec la foi et le courage, à condition qu’ils soient soutenus par des équipements performants et de qualité. Toute autre attitude relève d’un héroïsme vain, voire dangereux par les réactions qu’il peut entraîner d’un ennemi en position de force.
Joël Haxaire souligne, très opportunément, que Malraux est alors à sa troisième défaite : L’Espagne, mais aussi l’Indochine et la débâcle française de 1940 « avec ce sentiment érodant de s’être toujours battu inutilement pour des causes perdues » (p. 52). Est-ce pousser trop loin l’hypothèse que cet état d’esprit l’amène à concevoir des « romans » dont les héros, après avoir connu la gloire ou du moins la réussite, finissent comme des vaincus. Lawrence d’Arabie dans Le Démon de l’Absolu, l’aventurier David de Mayrena dans Le règne du Malin, tous deux inachevés. Mais bientôt il termine la première partie de La lutte avec l’Ange (ce sera Les noyers de l’Altenburg, sans suite), il conçoit La psychologie de l’Art, rebonds avant de s’engager dans la « vraie guerre » et de devenir le colonel Berger.
Une autre voie, complémentaire sans doute, peut fournir une explication à cet attentisme qui lui a valu des calomnies lors de son entrée dans la politique, au « Rassemblement du Peuple Français ». À ma connaissance, seul notre ami Brian Thompson a tenté, ici, une recherche spécifique (un article, une thèse). Je le cite (PAM, n° 18, « Le Malraux farfelu », p 334) : « J’avais été vraiment frappé, en lisant trois romans de Malraux à la suite, par leur côté visuel ». Mais, des années plus tard, en 1972, quand il l’interroge sur le « domaine de la cécité, de la violence faite aux yeux qui me semblait une obsession évidente », Malraux refuse d’aborder le sujet et esquive ce thème. Et, lors de leur deuxième entrevue, en 1974, il réitère cette attitude. La clandestinité, qui impliquait la « Résistance intérieure » n’était-elle pas, pour lui, une plongée dans l’obscurité, dangereuse et mortelle ? Certes le ministre du Général de Gaulle ne peut reconnaître cela, faute de sembler condamner des milliers de martyrs. Et pourtant, une scène des Noyers de l’Altenburg m’interpelle : elle fait partie des « appendices » non publiés à l’époque, mais reprise dans le tome II des Œuvres complètes (La Pléiade), pages 814 et 815 : le père du narrateur, replié à l’Université de Clermont-Ferrand après la défaite de 1940, veut participer à la Résistance ; mais, pour cela, il lui faut passer en zone libre ; il y a, à Bourges, une usine à cheval sur la ligne de démarcation ; il la traverse, une poutre sur l’épaule, vêtu d’un bleu de chauffe dont les poches sont pleines de NOIR de fumée ; et il arrive au but « semblable à un NÈGRE de comédie » et il termine son récit par cette phrase étonnante « Telle fut ma première relation avec ce qui allait devenir LA SINISTRE LUTTE CLANDESTINE » (où périssent Roland et Claude, demi-frères de Malraux).
Beaucoup plus tard, en 1964, dans la magistrale oraison funèbre pour Jean Moulin, cette tonalité de NOIR, de l’aveuglement, de la torture « dans des caves hideuses » est mise en exergue : « Chef de la Résistance […] regarde de tes yeux disparus toutes les femmes NOIRES qui veillent sur nos compagnons … ». Mais, en contrepoint, et ce n’est pas fortuit, il rappelle que le général Leclerc est entré aussi aux Invalides « avec son cortège d’exaltation, dans le SOLEIL d’Afrique et les combats d’Alsace ». Et ce n’est pas trahir sa pensée que d’en conclure que c’est cette lutte dans la clarté, dans une vraie guerre, qu’il a préférée pour lui.
Si, de 1940 à 1942, les conditions n’étaient pas favorables à une telle entrée dans le combat, « la vue dominante sur la Méditerranée admirable » qu’il a à « La Souco », son BLEU éclatant ne pouvaient que le conforter dans son désir de lumière, d’affrontements virils, armes contre armes. Souvenons-nous de l’appel du jeune écrivain, dans La tentation de l’Occident (1926) : « Lucidité* avide, je brûle encore devant toi, flamme solitaire et droite ».
Avec sa compagne Josette Clotis et son premier fils Pierre-Gauthier, ils habitent de luxueuses villas mises à leur disposition par des amis aisés et généreux : essentiellement « La Souco » à Roquebrune-Cap-Martin. Ce séjour pose un problème que Joël Haxaire n’évite pas : si Malraux se refuse à toute collaboration avec le régime en place, s’il n’est pas question de publier en France, ni même d’écrire dans la Nouvelle Revue Française pourtant dirigée par Pierre Drieu La Rochelle très proche ami « mais « fascisant actif », il n’en reste pas moins fermé à toute sollicitation pour rejoindre les rangs de la Résistance. Et pourtant, ces approches sont le fait de fortes personnalités : Boris Vildé, fondateur du « Réseau du Musée de l’Homme », Romain Gary, Joseph Kessel, Jean Cassou et le vieux complice du survol du Yémen Édouard Corniglion-Molinier. Même les futurs chantres de l’existentialisme, Jean-Paul Sartre et peut-être Simone de Beauvoir, venant en vélo, se heurtent au même refus « ses arguments à l’appui ».
Ses arguments ? Mais quels sont-ils ? Joël Haxaire les définit de manière exhaustive : « Envisager quoi que ce soit de sérieux (c’est-à-dire dépassant le « coup de fusil héroïque ») requiert à ses yeux les moyens appropriés qu’apporteraient par exemple la puissance des chars russes ou des avions américains » (page 53). Il nous parait donc intéressant de nous demander ce qui a amené Malraux à cette position, même si, en ce domaine, on en est réduit aux hypothèses. Dans L’Espoir, un personnage demande au « Commandant » Garcia ce qu’un homme peut faire de mieux dans sa vie. Et lui de répondre « transformer en conscience une expérience aussi large que possible ». Et c’est, très vraisemblablement, ce que fait Malraux à son retour d’Espagne : il a vu, au cours de cette guerre, un peuple de républicains courageux certes, mais mal équipés, vaincus progressivement par une véritable armée fortement appuyée par les aviations très modernes de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. Lui-même s’est montré héroïque, organisant un embryon d’aviation républicaine, mais avec des appareils démodés, des équipages comptant quelques professionnels venus de l’étranger, mais constituée avant tout d’amateurs (Superbe scène où un paysan embarqué comme observateur ne reconnaît pas à 2 ou 3000 m. d’altitude, son propre village). S’il n’a aucune formation militaire, Malraux a revêtu sans problème les habits de chef de guerre et acquis le regard stratégique d’un officier supérieur. On gagne une guerre avec la foi et le courage, à condition qu’ils soient soutenus par des équipements performants et de qualité. Toute autre attitude relève d’un héroïsme vain, voire dangereux par les réactions qu’il peut entraîner d’un ennemi en position de force.
Joël Haxaire souligne, très opportunément, que Malraux est alors à sa troisième défaite : L’Espagne, mais aussi l’Indochine et la débâcle française de 1940 « avec ce sentiment érodant de s’être toujours battu inutilement pour des causes perdues » (p. 52). Est-ce pousser trop loin l’hypothèse que cet état d’esprit l’amène à concevoir des « romans » dont les héros, après avoir connu la gloire ou du moins la réussite, finissent comme des vaincus. Lawrence d’Arabie dans Le Démon de l’Absolu, l’aventurier David de Mayrena dans Le règne du Malin, tous deux inachevés. Mais bientôt il termine la première partie de La lutte avec l’Ange (ce sera Les noyers de l’Altenburg, sans suite), il conçoit La psychologie de l’Art, rebonds avant de s’engager dans la « vraie guerre » et de devenir le colonel Berger.
Une autre voie, complémentaire sans doute, peut fournir une explication à cet attentisme qui lui a valu des calomnies lors de son entrée dans la politique, au « Rassemblement du Peuple Français ». À ma connaissance, seul notre ami Brian Thompson a tenté, ici, une recherche spécifique (un article, une thèse). Je le cite (PAM, n° 18, « Le Malraux farfelu », p 334) : « J’avais été vraiment frappé, en lisant trois romans de Malraux à la suite, par leur côté visuel ». Mais, des années plus tard, en 1972, quand il l’interroge sur le « domaine de la cécité, de la violence faite aux yeux qui me semblait une obsession évidente », Malraux refuse d’aborder le sujet et esquive ce thème. Et, lors de leur deuxième entrevue, en 1974, il réitère cette attitude. La clandestinité, qui impliquait la « Résistance intérieure » n’était-elle pas, pour lui, une plongée dans l’obscurité, dangereuse et mortelle ? Certes le ministre du Général de Gaulle ne peut reconnaître cela, faute de sembler condamner des milliers de martyrs. Et pourtant, une scène des Noyers de l’Altenburg m’interpelle : elle fait partie des « appendices » non publiés à l’époque, mais reprise dans le tome II des Œuvres complètes (La Pléiade), pages 814 et 815 : le père du narrateur, replié à l’Université de Clermont-Ferrand après la défaite de 1940, veut participer à la Résistance ; mais, pour cela, il lui faut passer en zone libre ; il y a, à Bourges, une usine à cheval sur la ligne de démarcation ; il la traverse, une poutre sur l’épaule, vêtu d’un bleu de chauffe dont les poches sont pleines de NOIR de fumée ; et il arrive au but « semblable à un NÈGRE de comédie » et il termine son récit par cette phrase étonnante « Telle fut ma première relation avec ce qui allait devenir LA SINISTRE LUTTE CLANDESTINE » (où périssent Roland et Claude, demi-frères de Malraux).
Beaucoup plus tard, en 1964, dans la magistrale oraison funèbre pour Jean Moulin, cette tonalité de NOIR, de l’aveuglement, de la torture « dans des caves hideuses » est mise en exergue : « Chef de la Résistance […] regarde de tes yeux disparus toutes les femmes NOIRES qui veillent sur nos compagnons … ». Mais, en contrepoint, et ce n’est pas fortuit, il rappelle que le général Leclerc est entré aussi aux Invalides « avec son cortège d’exaltation, dans le SOLEIL d’Afrique et les combats d’Alsace ». Et ce n’est pas trahir sa pensée que d’en conclure que c’est cette lutte dans la clarté, dans une vraie guerre, qu’il a préférée pour lui.
Si, de 1940 à 1942, les conditions n’étaient pas favorables à une telle entrée dans le combat, « la vue dominante sur la Méditerranée admirable » qu’il a à « La Souco », son BLEU éclatant ne pouvaient que le conforter dans son désir de lumière, d’affrontements virils, armes contre armes. Souvenons-nous de l’appel du jeune écrivain, dans La tentation de l’Occident (1926) : « Lucidité* avide, je brûle encore devant toi, flamme solitaire et droite ».
* Lucidité vient du latin Lux, la lumière.